Architecture urbaine – L’Hôpital et la Ville : une nouvelle condition urbaine ?

Conversation#10

avec Donato Severo et Bertrand Lemoine

Une rencontre avec Donato SEVERO et Bertrand LEMOINE.

Donato SEVERO, architecte et historien, est professeur à l’Ecole d’Architecture de Paris-Val-de-Seine et chercheur, spécialiste du patrimoine architectural de santé.

Bertrand LEMOINE, ingénieur et architecte, ancien directeur de l’Atelier International du Grand Paris, est président de l’Académie d’architecture depuis décembre 2019.

#hopitaldufutur : Donato Severo, l’architecture sanitaire est-elle un laboratoire ?

Donato Severo : Cette question de l’architecture sanitaire pose toujours des conditions un peu extrêmes, un peu particulières. C’est un thème austère, mais en même temps très important pour l’architecture. En quelque sorte, l’hôpital a toujours été un laboratoire de l’architecture, c’est ici l’intérêt pour l’architecte et l’historien que je suis de m’occuper de ces questions depuis plusieurs années.

L’hôpital a toujours été un laboratoire de l’architecture.

#hopitaldufutur : La crise sanitaire a-t-elle agi comme révélateur des questions sociales contemporaines ?

Donato Severo : La crise sanitaire a montré que, si la prévention est un thème traité depuis longtemps, la préparation à la crise est un thème plus négligé. Sur ce thème, il y aurait beaucoup de choses à dire, je vais me limiter simplement à souligner que le plan blanc pour la France conçu pour répondre aux crises sanitaires majeures, attaques terroristes et bactériologiques, n’avait pas intégré la possibilité d’un afflux massif de patients en réanimation dans un séjour long, pour des périodes de réhabilitation de 6 mois ou plus. La crise a montré la complexité d’un système sanitaire tel qu’il est en France. Edgar Morin a écrit un très bel ouvrage qui date des années 80, sur 3 tomes, « La connaissance de la connaissance ». Il dit que la complexité, c’est l’irruption des antagonismes, des paradoxes et des contradictions. Morin explique que le principe de complexité, c’est penser ensemble sans incohérence deux idées pourtant contraires, et que la compréhension de la complexité suppose la prise en compte du principe dialogique. Donc, ce qui est propre au rapport entre l’hôpital et la ville, c’est que ce sont tout simplement deux idées, deux réalités qui sont dans le même temps complémentaires, concurrentes et antagonistes dans l’histoire. Ce n’est pas la même chose de parler de l’hôpital et de la ville, mais ce sont deux questions qui sont extrêmement imbriquées.

Morin explique que le principe de complexité, c’est penser ensemble sans incohérence deux idées pourtant contraires, et que la compréhension de la complexité suppose la prise en compte du principe dialogique. Donc, ce qui est propre au rapport entre l’hôpital et la ville, c’est que ce sont tout simplement deux idées, deux réalités, qui sont dans le même temps complémentaires, concurrentes et antagonistes dans l’histoire.

#hopitaldufutur : Quel est le rapport de l’hôpital à la ville ?

Donato Severo : On peut distinguer trois grandes époques, la ville préindustrielle, c’est-à-dire la ville ancienne jusqu’au 17-18eme siècle. Puis en deuxième période (ce sont des grandes périodisations qui concernent la ville en général), la naissance et le développement de la ville moderne et industrielle, qui va de la deuxième partie 18eme siècle et se prolonge jusqu’aux années 70 du 20eme siècle. Enfin la troisième période, c’est la condition contemporaine qu’on peut définir de manière très synthétique comme l’époque du continuum urbanisé du territoire. Par exemple, Bernardo Secchi l’a défini comme la « ville diffuse ». Donc trois périodes, la ville préindustrielle, la ville moderne industrielle, et la condition contemporaine.

Dans ces périodes, les projets médicaux sont différents par rapport au principe d’implantation, par rapport à la typologie, mais ce qui m’intéresse dans le dialogue de ce soir, c’est cette question sur le principe d’implantation. Vis-à-vis de ce principe, les bâtiments hospitaliers ont un double mouvement, très connu, de l’intramuros vers l’extramuros. A partir du 18eme siècle, l’hôpital qui est situé au cœur même de la ville ancienne, est déplacé hors de la ville, et le deuxième mouvement de l’extramuros vers l’intramuros, c’est-à-dire après la période de l’isolement, lorsqu’il est mis hors de la ville, on assiste à la réintégration de l’hôpital et de l’habitat dans la ville contemporaine.

Les bâtiments hospitaliers ont un double mouvement, très connu, de l’intramuros vers l’extramuros. A partir du 18ème siècle, l’hôpital qui est situé au cœur même de la ville ancienne, est déplacé hors de la ville.

#hopitaldufutur : Bertrand Lemoine, comment comprendre les évolutions de l’hôpital ?

Bertrand Lemoine : L’hôpital nait au Moyen Age, comme un lieu où l’on peut accueillir des gens pour les soigner, c’est un bien grand mot, parce qu’il n’y a pas beaucoup de thérapies possibles, à part les saignées ou les purges. L’hôpital est composé de salles souvent tenues par des religieux, qu’on trouverait d’ailleurs dans d’autres civilisations. C’est donc l’idée d’hospitalité qui a donné naissance à l’hôpital, l’idée d’accueillir des gens dans de grandes salles. Il en reste encore quelques-unes, notamment à Beaune, aujourd’hui transformées. Puis on voit apparaitre, déjà au début du 17eme siècle en France, avant en Italie, ce qu’on pourrait appeler l’hôpital moderne, moderne au sens historique, c’est-à-dire pas contemporain, pas d’aujourd’hui, qui avec la Renaissance se configure un peu comme un marché couvert, un espace public entouré d’un péristyle, d’une place centrale, d’un jardin central, peut-être avec les vertus régénératrices du jardin, des plantes médicinales. C’est un modèle religieux conventuel qu’on transpose-là, et c’est par exemple le cas de l’hôpital de Saint-Louis à Paris. En Italie, on pourrait retrouver aussi une généalogie de cet hôpital autour de cours centrales, qui va se prolonger par la suite. Ce qu’on constate au 17ème siècle, Michel Foucault l’avait bien démontré dans son « Histoire de la Clinique » et ses grands textes autour de l’idée d’enfermement, pas seulement carcéral mais où il inclut la dimension hospitalière, où l’hôpital va être un lieu où on va recueillir les indigents, les pauvres, les mendiants, les errants. Pour les enfermer aussi, donc il y a cette fonction de contrôle qui accompagne une montée en puissance de l’hôpital sur le territoire, qui se généralise et qui se répand dans un certain nombre de villes. A la fin du 18ème siècle apparaissent des idées nouvelles, qui vont entrainer peu à peu une transformation assez importante de l’hôpital. Au 19ème siècle, à l’époque industrielle, c’est d’abord l’idée de santé publique, l’hôpital n’est pas seulement un lieu de soins individuels : on va soigner, ou accueillir ou recueillir, ou même enfermer en quelque sorte, les malades. La notion même de santé publique, qui arriver notamment en France avec des épidémies comme le choléra, va en faire un enjeu majeur. L’assistance publique est créée en 1948, un acquis de la seconde république, et cette idée que l’hôpital doit concourir au bien-être, non seulement des individus, mais aussi de la société dans son ensemble, est également associée à des évolutions de la pensée médicale. On n’en est pas encore à l’identification des agents infectieux, mais on commence à être convaincu qu’une partie des pathologies, y compris celles traitées à l’hôpital, est lié à des transmissions de mauvaise airs, se transmettant par l’air justement. Donc l’idée que l’on puisse isoler les malades par pathologie pour éviter la contagion d’une pathologie à l’autre et accentuer non seulement les pathologies dont peuvent souffrir les malades en entrant à l’hôpital mais même celles qu’ils peuvent contracter à l’hôpital, entraîne un isolement des pavillons. C’est le cas à l’hôpital Lariboisière notamment à Paris qui met, en oeuvre cette typologie de pavillons isolés, reliés simplement par une galerie, séparés par pathologies, dans un plan d’ensemble très ordonnancé dans l’esprit du 18ème siècle, et qui va former un modèle suivi à Paris. Autre exemple, pour l’Hôtel-Dieu de Paris, reconstruit sur l’île de la Cité, on se demandait si on devait le reconstruire à l’intérieur ou l’extérieur de Paris. On revient sur ce que suggérait Donato sur le nouveau mouvement d’externalisation des hôpitaux, ce qui était déjà le cas pour les pathologies très infectieuses, par exemple les léproseries étaient toujours situées à l’extérieur des villes, une question de quarantaine pouvait se poser. Mais cet Hôtel-Dieu est intéressant : il était le long de la Seine, près de Notre-Dame, il brûle, on va le reconstruire bien longtemps après en 1858, mais on va le reconstruire sur un modèle de cour ouverte, et en même temps de pavillons isolés, comme une espèce de peigne, qui vont permettre d’isoler des pathologies. Et cet isolement des pathologies, au fur et à mesure qu’on comprend, avec Pasteur notamment, que la transmission n’est pas seulement par voie aérienne mais aussi par transfert de substances, presque par le toucher, par le contact des malades et soignants entre eux, on comprend que ce n’est plus seulement les pathologies qu’il faut isoler les unes par rapport aux autres. A mesure que la médecine se structure, se développe, on va rester sur ce modèle pavillonnaire, mais on va glisser plutôt vers des pavillons dédiés à des pathologies au sens technique, à des services, des chefs de service etc. et c’est encore le cas aujourd’hui. Donc, on a cette idée qu’on a un pavillon qui n’est plus seulement un facteur d’isolation de contagiosité, mais qu’il devient un facteur de spécialisation, à l’intérieur même de la médecine et de l’hôpital. On va retrouver, avec les premiers hôpitaux verticaux, l’idée qu’on empile des pavillons les uns par-dessus les autres, pour former un grand immeuble où on retrouve cette différenciation, non plus horizontale mais verticale dans une version concentrée de l’hôpital, qui va évoluer jusqu’à l’hôpital Bichat, qui est un des derniers à être construits sur ce modèle. Ce qui est important, c’est de bien marquer la corrélation entre la fonction de soins, la fonction médicale qui fait d’ailleurs penser à l’hôpital comme quelque chose d’extraterritorial, et en même temps l’hôpital, cet équipement public placé dans la ville qui contribue à la structurer. Cette polarité entre le soin et l’urbain va de pair par l’évolution de la pensée hygiéniste, qui va accompagner la définition de nouvelles typologies de bâtiments, d’hôpitaux, le fait de repousser loin les énormes machines que sont les hôpitaux. Voilà une corrélation forte entre cette offre de soin très spécifique qu’on pourrait penser comme une histoire en elle-même, mais en même temps cette dimension architecturale et urbaine qui vient s’imbriquer avec cette évolution médicale et qui donc crée cette complexité. On a une tension entre un lieu qui pourrait avoir son autonomie, en même temps qui contribue à faire la ville. C’est en partie de cette tension que peuvent naitre des réflexions nouvelles, aiguillonnées par la nécessité de créer des lieux adaptés à l’évolution des pratiques thérapeutiques, à la demande des patients et à une évolution urbaine. Comment aussi dans cette perception, aller au-delà d’une obsolescence programmée pour réinventer les grands équipements qui seront là pour longtemps ?

C’est en partie de cette tension entre autonomie et urbanité que peuvent naitre des réflexions nouvelles, aiguillonnées par la nécessité de créer des lieux adaptés à l’évolution des pratiques thérapeutiques, à la demande des patients et à une évolution urbaine. Comment aussi aller au-delà d’une obsolescence programmée pour réinventer, les grands équipements qui seront là pour longtemps ?

#hopitaldufutur : Donato Severo, repenser l’histoire de l’hôpital nous rappelle quelques-unes de ses dimensions perdues ?

Donato Severo : J’adhère complètement à l’idée de repenser l’histoire de l’hôpital. Il y a dans ce paradoxe et cette contradiction de l’histoire de l’hôpital beaucoup de questions très intéressantes. J’ai lu un écrit de Martin Luther, il visite plusieurs hôpitaux de Florence, et écrit de manière très détaillée sur le soin. L’hôpital à la Renaissance est caractérisé par rapport à la ville sur trois éléments importants, qui sont l’intégration des activités…Il y a le soin, l’assistance, le commerce, le travail artistique, parfaitement intégrés dans le lieu. Il y a des cycles aussi de la représentation picturale très intéressante, par exemple Jacopo da Pontormo, un des grands maîtres de la peinture maniériste, qui montre cet aspect. Deuxième aspect, c’est l’intégration entre l’espace public de la ville et l’espace de soin : l’hôpital est un lieu ouvert qui est parcouru parce qu’il y a justement plusieurs activités. Le troisième élément, ce sont les dispositifs de transition entre la ville, la place publique et l’hôpital. On voit encore aujourd’hui à Venise, à Florence etc., dans beaucoup de villes qui ont connu un développement à la Renaissance, on retrouve l’hôpital comme un symbole extrêmement important, extrêmement riche par cette relation à la maladie, la faiblesse, la vulnérabilité, et cette relation entre l’espace public et l’hôpital. Il s’agit d’arcades, de loggia urbaine, de patio, de cloitre, de péristyle, c’est-à-dire un système de seuils, qui permet la transition douce entre la ville et l’hôpital. Donc cette pensée d’intégrer la ville et l’hôpital, c’est une pensée très importante, très forte. Sur le seuil bien sûr, il y a une très grande littérature à cheval entre les architectes, les historiens, les concepteurs mais aussi les psychiatres et les médecins qui utilisent bien cette notion. Le seuil est une zone formée par des tectoniques précises, une région de connaissance qui s’articule à la ville historique. Il y a une réflexion profonde à faire entre les questions d’organisation, de l’espace public, des questions de relation entre le parcours de soin et le parcours de vie. C’est un thème central aussi de la dernière loi des reformes sanitaires, comment ce parcours, bien entendu médical mais aussi bureaucratique, est un parcours de vie et un parcours urbain qui articule plusieurs éléments de la ville, plusieurs dispositifs dont certains très techniques comme les plateaux, ou certains éléments très pointus, et l’habitat. Ce sont des éléments très importants à reconsidérer dans la réorganisation globale de l’hôpital. L’histoire de l’architecture nous renvoie des modèles, des solutions, des idées et aussi des espaces qui existent encore dans beaucoup de villes. Comment on articule cette nouvelle histoire à écrire de l’hôpital et la ville par rapport aux situations contemporaines, en situation de crise sanitaire ?

Dans beaucoup de villes qui ont connu un développement à la Renaissance, on retrouve l’hôpital comme un symbole extrêmement important. Il y a cette relation entre l’espace public et l’hôpital. Il s’agit d’arcades, de loggias urbaines, de patios, de cloitres, de péristyles, c’est-à-dire un système de seuils, qui permet la transition douce entre la ville et l’hôpital.

#hopitaldufutur : Bertrand Lemoine, les questionnements contemporains sur l’espace public, le global et le local interrogent-ils aussi la ville et le soin ?

Bertrand Lemoine : Il y a deux grands thèmes qui renvoient à l’histoire, pour mieux comprendre le présent et même le futur, qui sont liés et qui renvoient à une généalogie à la fois de ville et du soin. La ville moderne et contemporaine s’est constituée en rupture par rapport à la ville moyenâgeuse, par la notion d’espace public, pas seulement l’idée de place au milieu de rues, mais la notion de lieu qui par leur configuration et leur fonction sont destinés à accueillir du public librement, de manière ouverte. De ce point de vue-là, les passages couverts dont Walter Benjamin parle, sont une des premières figures, qui apparait en 1800, mais apparaisse aussi d’autres types de lieux, comme les théâtres, les banques, les grands magasins… mais aussi des lieux à plus petite échelle, comme la boutique dans laquelle on peut rentrer, acheter une marchandise qui est déjà disponible, et non pas se faire faire un costume sur mesure par un tailleur. Il y a l’idée d’une perméabilité à travers un certain nombre de dispositifs architecturaux, l’arcade, la galerie, tous ces espaces de transitions, la verrière qui permet d’apporter une lumière naturelle à l’intérieur, la cour accessible. Toutes ces configuration urbaines et spatiales vont accompagner la mutation de la ville, au 19ème et au 20ème siècle. On peut retrouver cette même histoire dans l’histoire de l’Hôpital, qui accompagne et suit cette évolution et en est partie prenante. Et puis la deuxième figure qui est intéressante, qui nous interroge encore aujourd’hui, c’est le rapport entre le soignant et le soigné, entre la médecine, et le soigné qui vient de la ville, l’habitant qui vient à l’hôpital comme il va dans un espace public ouvert, avec un peu d’appréhension peut-être. Quand on est à l’hôpital, on est presque livré dans son corps et dans son esprit, on a besoin d’une confiance, on a besoin d’établir un lien, c’est un rapport humain très fort qui se noue à l’hôpital, et qui va être aussi au cœur de réflexions contemporaines plus larges qui sont liées à ces aspects. Cette réflexion contemporaine, je la résumerai par cette tension entre la centralisation, la globalisation, l’efficacité humaine, financière, de la concentration qui est lisible aujourd’hui dans le fait que par exemple que ce sont les grandes métropoles dans le monde qui dominent l’économie. En même temps, ce désir du local, de proximité, de relation directe, du contrôle aussi des citoyens sur leur propre destin. On est en train de chercher aujourd’hui à résoudre cette contradiction et peut-être que le modèle de l’hôpital, le laboratoire qu’il constitue pas seulement en termes de lieu de soin, mais en termes de dispositif technique et social, peut être une source de réflexion pour cette tension perceptible aujourd’hui dans nos société, et qu’on voit aussi apparaitre sur le plan politique. Il y a donc cette idée générale que l’hôpital peut être un lieu de réflexion quand on regarde son histoire propre, mais d’où on peut extraire des réflexions plus larges sur l’évolution actuelle de nos sociétés, qui vont d’ailleurs après se réintégrer dans une réflexion spécifique sur l’hôpital, le rapport soignant / soigné. Il faut peut-être qu’il soit revu de manière plus accessible plus ouvert y compris dans les pratiques de soins. C’est une tendance de l’hôpital de jour, on vient et on ressort le soir. Et puis le deuxième aspect, l’hôpital comme un espace public, je peux vous citer deux exemples : l’hôpital Pompidou et Robert Debré qui ont proposé des espaces ouverts, à la fois au public, au personnel soignant et aux patients, et qui permettent aussi de contribuer à ces dispositif de transition, de commerce, de passage, de rencontre et de convivialité, tout simplement ce qui constitue la ville. Ces deux hôpitaux restent aujourd’hui les premiers qui ont proposé des innovations, parce qu’ils avaient compris que cette dimension urbaine, d’espace public de l’hôpital, est aujourd’hui absolument nécessaire. On a cette double actualité de l’hôpital sur la ville, sur l’espace public sur la conception même de ce que seront les villes du 21ème siècle, et puis cette dimension de centralité, de proximité. L’histoire récente de l’hôpital montre qu’il y a eu un effort de dissémination, de maillage territorial par des unités de soin plus ou moins dimensionnées. Aujourd’hui, on voit un mouvement de reflux inverse, on ferme des petites maternités, des petits hôpitaux qui n’ont plus la capacité suffisante pour exister. Et donc on a ce mouvement qui est en cours, et qui interroge l’ensemble de l’évolution sociétale contemporaine.

L’hôpital peut être un lieu de réflexion d’où on peut extraire des réflexions plus larges sur l’évolution actuelle de nos sociétés, qui vont d’ailleurs après se réintégrer dans une réflexion spécifique sur l’hôpital, le rapport soignant / soigné

#hôpitaldufutur : Donato Severo, quelles sont les relations entre santé, bien-être et confort ?

Donato Severo : Je prends l’exemple du dernier bâtiment construit à l’intérieur de Bichat, une crèche pour le personnel, un petit bâtiment en bois très attentif à la question du développement durable, très coloré. C’est un prémisse de ce qui doit être, et qui sera, une question architecturale, c’est-à-dire une question d’attention au personnel, à des espaces de sport, de yoga, de convivialité, mais aussi des espaces pour la musique, pour les expressions artistiques, pour la littérature à l’intérieur de l’hôpital. Tout ça, c’est une nécessité que la crise a d’une certaine manière pointée, et je constate que les derniers projets d’hôpitaux, ils commencent à travailler dans cette direction. Donc : bien-être, confort, attention à tous les facteurs humains, travaillés avec ce que Pierre Riboulet définissait comme les vertus de l’architecture, la lumière, l’espace, les couleurs, les textures, l’acoustique, l’ergonomie et le design, tous les éléments qui sont à la base d’un bon projet d’architecture. Comment le bienêtre, le confort interrogent l’urbanisme ? La question est plus contradictoire, parce que le retour intramuros de l’hôpital ne se fait pas dans une ville ancienne délimitée, dans laquelle la campagne est autre chose par rapport à la ville. On est dans un retour intramuros, dans une intégration, une proximité à l’habitat, à la ville, à tous les éléments de la vie sociale qui caractérisent la vie urbaine. Il y a plusieurs auteurs qui parlent de cette structure, un continuum indéterminé plus ou moins bien façonné, la plupart du temps mal façonné. Si on prend nos zones commerciales de la région parisienne, c’est un vrai désastre urbain, dans lequel des petits morceaux d’agriculture sont mélangés avec des grands centres commerciaux qui bientôt seront déjà obsolètes par rapport au nouveau modèle de consommation, c’est-à-dire une ville du 21eme siècle qui a un espace hétérogène, discontinu, intéressé par des relations multiples et non linéaires. Comme le dit le philosophe Henri Maldiney dans son texte « Regard, parole, espace », cet espace différencié possède une force dispersante. Le problème de la proximité, c’est justement cette relation à l’habitabilité d’un lieu et d’un paysage urbain. On a assisté jusqu’avant la crise à une série de pratiques de la construction de la ville qui vont peut-être dans le sens opposé à cette question du bien-être, du confort, d’une ville berceau plutôt que d’une ville pathogène. Finalement, la tâche de l’architecte et l’urbaniste sera toujours de donner une forme d’ordre au contexte de l’habitat et de la ville, une forme d’orientation, d’identité de relations entre les différents lieux, de créer le lieu de la rencontre, de l’échange, qui s’articule avec les espaces d’intimité, créer des nouveaux types d’établissements et de réseaux liés à la santé. C’est une des tâches les plus importantes et les plus complexes. On constate qu’en Allemagne, en Suisse ou dans les pays scandinaves, le temps des grands ensembles hospitaliers est fini. On est dans la création de petites unités d’hospitalisation. Parcours de vie / parcours de soin, c’est un thème récurrent et très important. Si le laboratoire de l’architecture était l’hôpital, le laboratoire de la ville moderne jusqu’au 20ème siècle, c’était l’hygiénisme social. C’était, sur le plan intellectuel, une vision de la maladie qu’on pourrait qualifier d’écologique. Si on redécouvre le texte et le mouvement qu’il y a eu dans les années 60, les facteurs sociaux sont pris en considération, les éléments de propagation de la maladie, les mesures de réadaptation sociale. Cet hygiénisme social, c’est aussi une coordination des services de santé, une continuité de la prise en charge donc une réaffirmation de l’ordre de l’état et un engagement au niveau territorial, pour viser une administration de la santé qui organise l’horizontal par pathologies, et le vertical par structures. Ce mouvement, qui génère toute l’organisation de la médecine dans le 20ème siècle jusqu’aux années 60, est un mouvement très important. Il faudrait peut-être aujourd’hui reconsidérer les conditions de ce néo-hygiénisme qui s’impose ? Comment respecter la démocratie sanitaire ? Comment l’urbaniste peut intégrer ces différentes dimensions, régionales, nationales, européennes sur certains aspects, mais aussi locales et urbaines évidemment ?

#hopitaldufutur : Bertrand Lemoine, comment mettre ces questions en perspective ?

Bertrand Lemoine : Il est intéressant d’essayer mentalement de faire un pas de côté, et de regarder dans nos sociétés des phénomènes où l’exigence est, en apparence contradictoire : de proximité, de localité, d’intimité, de liberté aussi, de centralité, de gestion beaucoup plus localisée. Si je prends quelques exemples d’autres domaines : l’industrie, on lui demande à la fois d’être efficace dans des usines hyper robotisées, qui produisent bien, de qualité, pas cher etc. avec parfois des énormes installations, et en même temps, on demande la proximité du produit industriel, l’adaptabilité à une demande quotidienne. Si je regarde l’agriculture : aujourd’hui, elle est mondialisée, avec des échanges très importants, très spécialisée par région, y compris par grande région, ce qui assure l’efficacité de cette agriculture mondiale et qui permet aujourd’hui à l’essentiel de la population mondiale de ne pas mourir de faim (il y a encore quelque cas mais on est quand même sortis des grandes crises des années 60). Mais en même temps, on veut une agriculture de proximité, biologique, qu’on peut contrôler, des circuits courts, presque en bas de chez soi. Il y a cette tension, cette demande contradictoire. Si je regarde un domaine comme la défense : sur beaucoup d’opérations, ce sont des petites troupes, des commandos, des forces spéciales, et puis les bombes atomiques ou les armes de destructions massives telles que l’humanité n’en a jamais eu. En tout cas, maintenant, elle en a. Pour la défense, cette même polarité. Et dans le commerce, les grands centres commerciaux, qu’on n’aime pas beaucoup, correspondent à une demande sociale. C’est là que les gens vont faire leurs courses, et ils aiment bien les faire aussi à côte, avoir une boulangerie, des petits commerces, un café, avoir des commerces de proximité, nécessaires à la vie sociale et urbaine. Si je regarde l’éducation, les grandes universités aujourd’hui, plus elles sont grandes et grosses, plus elles sont classées et reconnues comme excellentes. Mais on voit que l’éducation est vraiment une affaire de proximité, d’intimité presque. Ces figures contradictoires sont assez caractéristiques de notre actualité, de notre post-modernité, présentes, et non résolues y compris dans l’urbanisme, dans des schémas urbains qui peuvent se réinventer à travers l’héritage de la ville moderne, de l’espace public, de la richesse de la ville moderne, aujourd’hui extrêmement résiliente. L’urbanisme actuel ne suffit pas aujourd’hui pour répondre à l’échelle des grands territoires, à cette double exigence d’efficacité obtenue par une certaine globalisation des moyens, mais aussi par une certaine proximité, intimité, respect de l’individu, de liberté. Je pense que c’est vraiment un des grands enjeux aujourd’hui de la démocratie, que d’arriver à dépasser cette apparente contradiction. Et pour les architectes et pour les urbanistes, de proposer des dispositifs spatiaux qui permettent dans cette ville diffuse de faire émerger des polarités, des lieux, des figures, des dispositifs de sociabilité, de rencontre, d’échange. Comment l’urbanisme contemporain peut-il structurer à la fois un vaste continuum sans tomber dans ce que le 20eme siècle a produit, c’est-à-dire la ségrégation des fonctions, les lieux de production d’un côté, l’agriculture de l’autre, les lieux de circulation, d’habitation, de loisirs etc… On aboutit à un schéma de ville complètement éclaté, où les seules sociabilités possibles sont le lieu de transport entre le lieu d’habitation, de travail, de loisir etc. Peut-être faut-il réinventer justement dans un schéma de ville diffuse et de proximité, des lieux où chaque citoyen se sente libre, investi dans les responsabilités et qu’il soit aussi assuré d’avoir cet accès aux formes contemporaines, hyper efficace d’organisation, de production agricole, industriel, de santé, d’éducation, de savoir, de culture qu’elles soient pas éclatées dans lieux désintégrés, mais plutôt réintégrées dans la ville ? C’est une forme de dispositif urbain qu’il faut inventer, dans un contexte de pression démographique, dans un contexte de tension politique, mais aussi un contexte très positif de progrès techniques, en médecine en termes de soins, de diagnostic, de traitement de maladies mortelles. Aujourd’hui, tous ces dispositifs permettent de mieux vivre, de mieux se nourrir, mieux habiter. Mais encore faut-il que ces formes urbaines émergent de manière convaincante, appropriable, sans être trop centralisée. Je pense que cette réflexion peut se nourrir d’un accent particulier sur l’hôpital, parce qu’il offre une espèce de concentré de ces questions, qu’il met sur la table dans son évolution récente cette question de l’adaptabilité, de la résilience, du changement, de la transformation, de l’évolutivité, tout ce qui est précisément l’enjeu de société contemporaine. C’est pour ça que la réflexion sur l’hôpital, sur tout ce que ça entoure, sur le rapport avec le citoyen et le bien-être, peut apporter beaucoup à l’organisation même de nos sociétés.

#hopitaldufutur : Donato Severo, le « continuum » intérieur-extérieur, une question centrale ?

Donato Severo : Désormais, quand on parle de vulnérabilité, on ne peut pas voir seulement celle de l’homme ou de sa santé, l’homme est vulnérable dans la mesure où il rend vulnérable la planète. La corrélation entre crise sanitaire et crise environnementale est extrêmement forte. Il y a eu plusieurs contributions, par exemple un colloque à Genève de la Croix Rouge. Au fond, l’hôpital, c’est quoi ? C’est l’intime, la technique et la rencontre. Ces trois éléments, comment les articuler, les redéployer au niveau territorial ? Comment trouver une solution qui va dans la direction de la démocratie sanitaire ? Un des éléments les plus importants il me semble, c’est la question du continuum du parcours des patients. C’est-à-dire, comment reconsidérer l’hospitalité dans l’architecture de l’hôpital et comme élément central dans la relation à la ville ? Aujourd’hui, dans toutes les conceptions de l’hôpital des derniers 20 ans, il y a eu une très grande attention au thème de l’accueil, mais aussi de l’espace de la distribution, de la circulation. Au fond, il y a un continuum à créer dans l’espace urbain, une relation entre l’habitabilité et la technicité, un continuum spatial et organisé. Ce qui est intéressant, pour revenir à des questions plus architecturales, c’est ce que j’appelle le « requiem du couloir ». Le couloir est un dispositif très important dans l’histoire, pour beaucoup de programmes, mais notamment dans les programmes hospitaliers. La remise en discussion moderne va reconsidérer la relation entre espaces servis/espaces servants de ce modèle fonctionnaliste de l’hôpital, afin de trouver d’autres réponses. Elle va aussi essayer d’intégrer l’extérieur, et des espaces verts thérapeutiques, qui contribuent au bien-être et au confort du patient. C’est un thème majeur, qui s’alimente d’un vocabulaire architectural et urbain varié, de patio, de jardin, de galerie, de rue intérieure etc… Comment peut-on aujourd’hui revisiter ces éléments qui ne sont pas seulement typologiques, mais aussi topologiques ? Le jardin thérapeutique, on en parle beaucoup, le patio thérapeutique aussi, et toute la question de la circulation de l’homme dans l’espace, qu’il s’agisse d’un espace intérieur ou extérieur, doit aller dans cette direction définie par Peter Zumthor, dans ses écrits « intégrer l’environnement de l’homme comme une partie de la vie». Sur cette confrontation entre le monde du banal (notre vie, notre habitat) et le monde de la technique médicale, j’ai deux exemples contradictoires. La salle d’attente de la cancérologie de l’hôpital de Turin, un bâtiment des années 50, les personnes s’assoient dans une salle en attendant de savoir quand ils seront reçus à la consultation. Ces gens sont mis dans une sorte de salle complètement anonyme, avec des fauteuils, un ordre militaire face à un mur complètement blanc, il y a simplement une horloge. Donc vous êtes ici, et vous ne savez pas encore si vous êtes vivant ou mort, mais vous attendez une demi-heure d’être appelé. L’autre exemple, c’est l’hôpital Del Mar à Barcelone : là, les salles d’attentes de cet hôpital ont une vue sur la mer. Voici cette question de l’espace interne/externe, de la relation qu’on peut construire vis-à-vis du bien-être. Pour revenir sur les espaces de transition, thème majeur de l’évolution historique de l’architecture, de l’hôpital et la distribution : on sait qu’on a eu dans l’histoire plusieurs grandes crises. Après la peste de Florence du 14ème siècle, Florence renait et se développe à partir de 1410. Est-ce qu’à la sortie de cette crise, on va continuer à produire des lieux atopiques et anomiques, une ville berceau qui peut accueillir cette fragilité et cette vulnérabilité ? Comment l’architecte et l’urbaniste se situent par rapport à ça, par rapport à d’autres disciplines, aux démographes, à la médecine ? Il y a eu dans l’histoire un florilège d’extraordinaires collaborations entre architectes et médecins. Leurs collaborations ont été un instrument formidable pour rénover, transformer et faire évoluer nos sociétés, et pour montrer l’importance de la solidarité sociale, culturelle et humaine. Aujourd’hui, on peut peut-être imaginer comment avancer dans cette collaboration et cette écoute vers la construction d’une ville pour l’Homme, et de « L’hôpital comme une maison pour l’Homme » comme disait le Corbusier.

#hopitaldufutur : Bertrand Lemoine, le mot de la fin ?

Bertrand Lemoine : Ce qu’on a vu aujourd’hui c’est qu’on peut, à partir des réflexions sur le fait hospitalier, déboucher sur des réflexions beaucoup plus larges sociétales qui sont vraiment d’actualité, en ce sens l’hôpital est un laboratoire de ces réflexions. On parlait du mot continuum, entre l’intime, le technique et l’espace public, et peut-être même que la réflexion peut aller sur la manière dont l’hôpital peut se concevoir ? L’intime dans un hôpital, c’est la chambre. Quand on regarde une chambre d’hôpital aujourd’hui, on est dans le dénuement total, dans le dispositif purement technique des lits qu’il faut pouvoir manœuvrer. On peut reprendre l’exemple de la salle d’attente de l’hôpital de Turin dont tu parlais, on est dans un degré zéro de l’accueil, même si médicalement, on est dans des chambres de plus en plus perfectionnées avec des réseaux qui viennent se brancher directement, des capteurs, des caméras, tout un tas de dispositifs qui permettent d’intervenir rapidement ou de prodiguer des soins intensifs. Au fond, l’architecture d’une chambre d’hôpital, c’est la brique de base sur lequel on peut aussi fonder une conception nouvelle de l’hospitalité. Et puis on a l’espace public, la manière dont l’hôpital s’ouvre, ce qu’il propose comme espace public, comme lieu planté, comme jardin ou terrasse, avec le rôle pédagogique, c’est prouvé, qu’ils peuvent avoir. Quelle générosité cet hôpital nouveau peut-il avoir vis-à-vis de la ville ? Peut-il proposer à la ville autre chose qu’une muraille et une porte avec un contrôle d’accès et une barrière qui se lève et qui descend ? C’est une réflexion qui doit nous guider pour concevoir un hôpital aujourd’hui. Avec, au coeur du dispositif, la boîte noire qui s’appelle le plateau technique. Au-delà de ce noyau dur qui est lié notamment à l’acte chirurgical, peut-être faudrait-il repenser l’ensemble des espaces d’accueil, les couloirs, les lieux de transitions, de repos y compris pour le personnel soignant… Tout ce qui peut conduire jusqu’à la chambre, tout ce qui forme finalement la petite ville que constitue un hôpital. On doit retrouver dans l’hôpital les mêmes qualités de ce qu’on attend dans une ville, un agrément, une beauté aussi. Pourquoi l’hôpital est-il devenu un des bâtiments publics les plus laids de la ville ? Pas tous, il y a des exceptions. L’hôpital peut être un lieu où à la fois se réinventent les parcours du patient, les lieux de séjours, de repos, l’articulation de tous ces espaces dans cette petite ville. Comment peut-on le réimaginer comme un laboratoire de convivialité, d’hospitalité ? Ces dispositifs pourraient être introduits dans la ville y compris sur d’autres typologies d’équipements, réinventés. Le commerce a fait beaucoup d’effort de ce point de vue-là. Dans les galeries commerciales, il y a des bancs, des fontaines, des jeux, choses qui n’étaient pas dans la logique purement fonctionnaliste du commerce. Peut-être qu’il y a des idées à prendre pour montrer que l’hôpital peut être un lieu de réinvention d’une sorte d’urbanité qui retrouve une proximité, une localité, une accessibilité. Que ce soit un lieu généreux, qui donne, qui offre, qui propose. Il faut repenser l’hôpital d’abord comme un lieu de soins, puisque c’est sa finalité, mais rééquilibrer un petit peu l’équation pour recentrer la conception de l’hôpital contemporain sur l’objet architectural, urbain, de convivialité qu’il doit être avant d’être un objet technique. Il le sera de toute façon. Il a peut-être été pensé trop exclusivement de cette manière dans le dernier demi-siècle, de manière trop fonctionnaliste. Il est temps peut être de revenir à une autre idée de l’hôpital, un lieu où on se sent bien, en confiance et accueilli, un lieu qui fait partie intégrante de la ville.

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