#hopitaldufutur, conversation 32.
« Handicap, espace et autonomie », une conversation avec le professeur Philippe Denormandie, chirurgien du handicap, conseiller au ministère de la Santé et garant du CNR Santé.
#hopitaldufutur : Philippe Denormandie, pouvez-vous vous présenter et raconter votre parcours ?
Philippe Denormandie : Je suis chirurgien, je fais de la neuro-orthopédie. La neuro-orthopédie, c’est la gestion des déformations sur les membres d’origine neurologique. Quand vous avez un accident vasculaire cérébral, une sclérose en plaques ou une maladie neurologique, que ce soit de naissance ou acquise, dégénérative, vous avez un système de commande qui se modifie. Vous avez des nerfs trop puissants, donc des muscles qui se contractent et d’autres muscles qui se paralysent, et donc vous vous déformez. Vous avez tous vu dans la rue la main de l’hémiplégique, le pied de travers. En plus, ces gens font des tumeurs particulières, c’est à dire que les cellules musculaires se transforment en os, donc ça les momifie. Je suis plutôt le référent national, voire international sur le sujet. J’ai développé beaucoup cette activité à Garches, et maintenant, je continue à accompagner une quinzaine d’équipes au niveau national. Et à côté de cette activité prenante, j’ai toujours une deuxième vie. J’ai été longtemps à la direction générale de l’AP-HP où je me suis occupé, notamment, du sujet de l’accès à la santé des personnes vulnérables et des personnes en situation de handicap. Le sujet « architecture-handicap », je l’ai bien connu à la direction générale de l’AP-HP, dans les appels d’offres. J’ai été également directeur général adjoint du groupe Korian, je m’occupais en particulier de tout ce qui était le développement. Ça m’a permis de réfléchir également sur le sujet du bâti et de son environnement chez les personnes âgées, en sachant que ça permet de faire un lien entre le handicap et les personnes âgées. Et actuellement, en dehors de mes activités chirurgicales, je conseille la Mutuelle Nationale des Hospitaliers (MNH), je dirige leur fondation sur des sujets dont celui de la santé des professionnels de santé, qui est un grand sujet. Il y a forcément un lien également. J’accompagne aussi le Ministère sur un certain nombre de thématiques.
Comment avoir un environnement qui permette aux personnes de maintenir au maximum leur autonomie, et éventuellement d'aider les soignants à maintenir cette autonomie ? C'est un sujet-clé !
#hopitaldufutur : Selon votre expérience, comment le handicap réinterroge-t-il la conception de l’espace ?
Philippe Denormandie : Le sujet qu’on pose, par rapport à votre métier, c’est « comment on est capable d’avoir un environnement qui permette aux personnes de maintenir au maximum leur autonomie et éventuellement d’aider les soignants à leur permettre de maintenir cette autonomie », ce qui est quand même un sujet-clé. Donc d’emblée, vous voyez bien que ce n’est pas un sujet d’âge, il ne s’agit ni de l’enfant, ni de l’adulte ou du vieux. Ce n’est pas non plus un sujet du handicap chronique, parce que vous avez aussi tous les handicaps transitoires. Entre le paraplégique et le mec qui se pète les deux fémurs, ils vont être tous les deux en même temps en fauteuil, ils vont être dans la même situation. Et vous avez ça sur tous les types de déficience. Donc le sujet, il faut le prendre dans une logique d’universalité. Aujourd’hui on a une ambition d’universalité, on aimerait sortir de ce qu’on a connu jusqu’à une période assez récente, qui continue encore, ce que je trouve insupportable, celle où on fait des WC handicapés « alibi », vous savez, qui permettent de dire « Si, c’est accessible, regardez, on a fait des WC handicapés » alors que le reste n’est pas ou peu accessible.
Aujourd'hui on a une ambition d’universalité. On aimerait sortir de ce qu'on a connu jusqu'à une période assez récente, que je trouve insupportable, celle où on fait des WC handicapés « alibi » qui permettent de dire « Si, c'est accessible, regardez, on a fait des WC handicapés » alors que le reste n’est pas ou reste peu accessible.
Je me souviendrai d’avoir, à l’hôpital européen Georges Pompidou, un peu bousculé une réunion avec l’architecte. Je suis arrivé en fauteuil roulant pour visiter ce qui alors était le début de la construction, il y avait quand même déjà le dur… Je suis arrivé en fauteuil roulant, et j’ai eu cette réflexion exceptionnelle de l’architecte me disant « Mais il n’y aura pas de fauteuils roulants dans cet hôpital. » C’est la vraie vie, ce que je vous raconte. Et je pense que dans beaucoup d’endroits, on imagine qu’il y a des personnes handicapées, on va leur faire leur petite zone parce que c’est un hôpital qui fait du handicap, et puis pour le reste, ce n’est pas la peine. Non, non. Le sujet est universel ! Vous pouvez tous vous retrouver demain en fauteuil roulant, vous pouvez tous vous retrouver avec un problème oculaire et vous retrouver malvoyant, pendant une période définitive ou temporaire. Et donc le sujet, pour moi, n’est plus un sujet propre à une dénomination « handicap », c’est de se dire comment on est capable d’avoir un environnement qui accepte de diminuer les déficiences que peuvent avoir les uns ou les autres.
Les déficiences motrices, les déficiences sensorielles, visuelles, auditives, les déficiences intellectuelles, c’est à dire comment je suis capable de me repérer… Car c’est un vrai sujet, je n’ai pas que des CS+ qui se promènent dans l’hôpital. Donc comment je suis capable, si j’ai un AVC, j’ai des troubles d’orientation, comment je suis capable de m’orienter ? La question de l’espace, c’est plutôt comment on est capable de répondre et de diminuer les déficiences, et derrière ça, de diminuer les incapacités que peuvent avoir les gens. Le sujet n’est pas « Est ce qu’on fait des trucs propres pour les personnes handicapées ?» Rien que ça, on est à l’opposé de l’inclusion. La France est quand même nulle de ce côté-là, par rapport à d’autres pays. On est très en retard. La preuve, c’est qu’on parque les vieux, les handicapés, etc., dans des structures médicosociales. Il y a eu un rapport de l’ONU récemment qui a montré que quand même, la France avait acheté une forme de paix sociale en mettant les gens dans ces endroits, et surtout, en ne les voyant pas trop, alors que beaucoup de pays les ont complètement intégrés dans la vie de tous les jours !
Le poids de l'usager dans la construction, il est faible. Comment construire quelque chose sans avoir travaillé avec des usagers, les patients, les aidants ? À notre époque on dit, « dans la médecine, il faut que le patient soit complètement acteur ». Ce n'est plus le patient « au milieu », mais c'est « avec le patient », la décision coconstruite avec le patient. Donc, ce serait quand même dingue qu'en matière d'architecture, on ne soit pas également en train de construire avec !
C’est exactement le même sujet que l’on a dans nos établissements. Ce n’est pas de dire, il y a des établissements où il y aura des unités spécifiques pour les personnes handicapées. Non. Toute personne qui vient dans un établissement de santé, par nature, se retrouve avec à un moment donné avec une déficience. Il peut y avoir une variété de déficiences. Comment donc on est capable d’avoir des bâtis et des organisations qui sont capables de pouvoir y répondre, définitivement ou temporairement ? Parce qu’il peut y avoir des choses que l’on aménage, mais on est capable aussi d’avoir un système modulaire, qui fait qu’en fonction d’une personne et selon le type de déficience, on est capable de faire en sorte que… Parce que bien évidemment, si vous êtes une personne en situation de handicap, il n’y a aucune raison qu’on se dise « On va vous mettre dans un ghetto d’un hôpital qui ne fera que de la personne en situation de handicap. » J’ai été longtemps président de la CME de Garches, mais j’étais aussi à la direction générale de l’AP-HP, où je m’occupais, entre autres, actuellement, de l’accès à la santé des personnes handicapées. La question, c’était « Est ce qu’on parque les handicapés dans un hôpital dédié ? « On va faire vachement bien, on va faire tout ce qu’il faut ». Mais ça voudrait dire que si vous avez besoin d’une prothèse totale de hanche, vous allez être dans un service de chirurgie générale, qui devrait tout faire. Alors, vous aurez une perte de chance, parce qu’il n’y a aucune raison que vous ne puissiez pas avoir accès aux meilleurs technologies et aux meilleurs services. Vous ne pouvez pas dans un établissement avoir tout au meilleur niveau, pour un type de population. C’est forcément parce que vous êtes en population générale que vous êtes capable de pouvoir répondre au mieux à ces innovations, et donc les personnes en situation de handicap ou vieux, etc., doivent pouvoir y avoir accès ! Donc on voit bien qu’il ne faut pas de ghetto ! Il y a des établissements qui peuvent en prendre plus, bien sûr. Donc on pose vraiment la question de l’universalité de la gestion des déficients avec un objectif, on diminue les incapacités. Je prends un exemple : est-ce que certains d’entre vous, dans vos constructions, vous êtes baladés en fauteuil roulant ? Est-ce que vous avez déjà pris un fauteuil roulant ? Est-ce que vous vous êtes déjà mis un masque quand vous allez dans un hôpital, en disant « Je ne vais plus voir, comment vais-je me débrouiller dans l’hôpital ? »
Est-ce que vous avez déjà joué à l’hémiplégique, pour vous dire « Comment je me débrouille dans la salle de bain ? »
C’est pour moi un vrai mystère. C’est à dire qu’on veut faire une universalité, mais en fait, on ne réfléchit que sur le papier, on n’essaie pas de réfléchir les usages. Pour moi, typiquement, un problème, ce sont les couloirs. Regardez, imaginez les kilomètres que l’on fait faire. Il y a des établissements, mais c’est insupportable. On fait des kilomètres et des kilomètres sans avoir réfléchi des circuits d’usage ! Un seul objectif, « comment je vais permettre à des gens qui ont du mal à se déplacer », je pense aux vieux, ou la mère avec sa poussette, comment je suis sûr d’avoir optimisé au maximum la distance. Premier usage, la notion de la distance. Et les appuis ! Quand vous ne voyez pas, « comment je fais pour qu’au niveau de la lumière, quand je suis malvoyant, je puisse avoir des lumières qui évitent d’avoir des phénomènes d’éblouissements, etc. Vous pouvez prendre pleins d’exemples… Donc, vous voyez bien, toute la réflexion, c’est de se dire « Dans tous mes espaces, j’ai besoin de réfléchir usage et de me mettre à la place de… » Je l’ai dit, j’ai beaucoup d’admiration par les architectes, mais il y a un moment donné où on a l’impression qu’on ne s’est pas mis dans la peau des usagers. Dans la peau des usagers ! En se disant « Il peut y avoir de multiples déficiences. » La déficience intellectuelle, le repérage, la scénographie… Il y a un certain nombre d’endroits où déjà, quand vous êtes vous-même chirurgien, vous vous paumez… Alors quand vous avez une grosse déficience intellectuelle, vous imaginez le pauvre homme ou la pauvre femme qui… Si j’étais architecte, je me dirais, la lecture de mes plans, de mes organisations, elle doit être optimisée pour les personnes en fonction de ces grands types de déficience. Pour qu’en termes d’usages, je permette une chose, donner aux gens la possibilité de garder de l’autonomie. Parce qu’ensuite, comment on transforme ça ? On se dit « On va foutre un soignant derrière, on va le foutre sur une chaise et on va vous pousser. » Je caricature, mais c’est quand même ça. Le nombre de gens qu’on est obligé de transporter dans une petite chaise parce que les distances sont trop longues, parce qu’on n’y a pas pensé, etc…
Donc vraiment, je trouve que le sujet, en tout cas dans l’espace collectif, est vraiment majeur : comment je gère l’ensemble des déficiences ? Et ensuite, vous avez tous les autres espaces… La chambre ! Est-ce que vous avez, dans vos derniers sujets, vérifié que du lit à la salle de bains, etc., il y avait toujours un point d’appui, qui fait que vous puissiez avoir un appui manuel ? Quand vous êtes Parkinson, quand vous avez une sclérose en plaques, quand, quand, quand, etc… Vous avez le droit d’être dans un service de chirurgie digestive pour votre vésicule. Maintenant, si vous voulez aller pisser la nuit, il faut qu’à un moment donné, si vous avez des tremblements, trouver des appuis… Et je ne parle pas sur l’usage des poignées, des modes d’ouverture de portes… Vraiment, et notamment dans l’intimité, comment est-on capable en permanence de se dire, là encore : la personne, je la rends autonome. C’est quoi l’autonomie ?
Je vous donne des exemples concrets de la vraie vie, mais le nombre de fois où on voit l’incapacité d’avoir une universalité droite-gauche, simple, de l’appel malade. Et donc, on se retrouve connement dans des endroits où vous avez l’hémiplégique droit qui est incapable de l’utiliser, parce qu’on a chargé plutôt à gauche, et réciproquement… On a tous vu ces aberrations ! Je m’excuse, je parais un peu provocateur, mais j’ai trop vu… Ma critique, elle ne s’applique pas qu’à vous, mais également aux gens qui vous font les cahiers des charges. On a quand même cette tendance en France : plus c’est grand, plus c’est beau, plus… Vous voyez ce que je veux dire ? Plus tu es un directeur… Mais c’est pareil pour le président de CME. Les professionnels ont une tendance, et c’est là où il y a en plus un sujet éthique, car le professionnel, il raisonne plus pour lui que pour le patient. Là encore, je le dis en étant médecin, cela peut paraître provocateur, mais je le vois trop, il voit son autonomie et son aisance à lui, malheureusement souvent avant celle de l’usage du patient. Prenons un exemple. Les problèmes de transfert. Regardez les rails au plafond, ce scandale des rails au plafond ! Ils transportent un paquet cadeau, alors qu’il y en a beaucoup qui ont encore de l’autonomie de transfert ! Au lieu de se dire « Comment mon architecture, mon environnement, les aide, comment je peux aider à rendre le sujet intelligent pour permettre aux personnes, jusqu’au bout, de pouvoir être autonome, parce qu’on a le droit d’être debout et de faire son transfert debout. Il n’y a rien de pire que d’être un paquet ! On peut avoir une organisation qui fait que, parce que j’ai mes appuis, parce que, etc., je peux continuer à faire mon transfert debout ! Et donc, on voit bien qu’il y a un certain nombre de sujets d’architecture, où une espèce de contradiction peut apparaître entre les exigences des professionnels, de la QVT, et les besoins des usagers. Et globalement, j’aurais tendance à dire qu’aujourd’hui, le poids de l’usager dans la construction, il est faible. Comment construire quelque chose sans avoir travaillé avec des usagers, les patients, les aidants ? Sur plein de sujets, les lits d’accompagnement, comment construit-on une architecture qui répond à ces besoins ? La richesse est là, et en plus, cette démarche est intelligente parce qu’elle vient éclairer et pondérer des logiques que peuvent avoir des professionnels, qui sont dans leurs trucs. Et en plus, l’architecte, qui construit le truc beau, etc.
À notre époque on dit, « dans la médecine, il faut que le patient soit complètement acteur ». Ce n’est plus le patient « au milieu », mais c’est « avec le patient », la décision coconstruite avec le patient. Donc, ce serait quand même dingue qu’en matière d’architecture, on ne soit pas également en train de construire avec ! Il y a mille façons d’aménager une chambre. Je reprends l’exemple du point d’appui. Comment dans ma chambre, je suis sûr d’avoir un point de contact tout le temps ? C’est un truc idiot. Je trouve qu’on a un vrai sujet derrière ça, qui est le sujet de l’adaptabilité. Notamment dans les chambres, ça dépend des populations. Comment je peux avoir des adaptabilités en fonction du type de population que je reçois ? Et je pense beaucoup plus à cette approche de l’universalité, quitte à y faire des adaptations, plutôt qu’à des choses trop ciblées. C’est exactement comme les WC handicapés « alibi » ! Comment on donne ces possibilités de souplesse et d’adaptation, qui feront que demain, des gens, quelle que soit leur déficience, pourront être autonomes ? Comment on est capables, dans une logique d’usage, de construire avec les professionnels et avec les assos ? Ça, c’est une vraie révolution ! En plus, ce qui est intéressant, c’est que c’est la révolution qu’on fait, nous, en tant que soignants. Aujourd’hui, on construit les décisions avec les patients. Le service qui ne fait pas ça, il a une baisse d’activité. C’est devenu un élément-clé, en termes d’attractivité des patients, et puis même, quand on fait participer le personnel dans les prises de décision, on a un phénomène d’attractivité sur le personnel. J’insiste sur ce point parce que ça me paraît le plus important dans la réflexion. Je ne crois pas à un truc spécifique handicap. Je pense qu’au contraire, ça interroge notre universalité de se dire que demain, je vais pouvoir m’adapter, j’ai un tronc commun qui fait que je pourrais tout prendre en charge, et en plus, j’aurai des adaptations en fonction des déficiences. Je construis ça en fonction des particularités avec les acteurs et en particulier avec les patients. C’est quand même le truc important !
Il y a en plus un sujet éthique : le professionnel raisonne souvent plus pour lui que pour le patient. Là encore, je le dis en étant médecin, cela peut paraître provocateur, mais je le vois trop, il voit son autonomie et son aisance à lui, malheureusement souvent avant celle de l'usage du patient.
#hopitaldufutur : Comment voyez-vous l’évolution des prises en charge des besoins ?
Philippe Denormandie : Aujourd’hui, on se retrouve avec beaucoup d’endroits qui n’ont pas d’adaptabilité au regard de l’évolution de la médecine. Regardez l’enquête de la DRES, vous avez quand même en gros 15% de diminution de l’hospitalisation classique. Je ne connais pas un endroit aujourd’hui, pas un établissement qui n’a pas de lits vacants. On dit il y a des problèmes de personnel, oui, mais est-ce que ce n’est pas structurel ? Et par ailleurs, quand vous regardez, vous avez une explosion d’autres types d’activités. Aujourd’hui, pour construire un projet qui sort dans cinq ans, comment on va réfléchir sur une adaptabilité des services ? Aujourd’hui, il y a des milliers de mètres carrés qui ne servent à rien. Je visite des établissements, publics ou privés, il y a des étages entiers vides. Et comme on construit de façon très fermée, ce sont souvent des blocs, l’adaptabilité des surfaces est faible. C’est un énorme sujet également ! Je suis très frappé comme en ce moment, il y a une vraie ré interrogation sur nos pratiques et sur les besoins des patients.
Aujourd’hui, les patients, ils ne sont pas du tout dans la même démarche. Vous parliez du SSR et du NPR, voilà typiquement un endroit où on est en train de réfléchir pour faire des office surgery directement dans les établissements, parce que le niveau 1 de la chirurgie se fera peut-être dans ces établissements.
Comment est-on capable d’intégrer des adaptabilités au regard de ces évolutions qui sont finalement assez rapides, en tout cas bien plus rapides que la temporalité des établissements ? Et ça, dans toutes mes activités, dans les différents postes de direction générale que j’ai eus, je suis frappé toujours de voir cette difficulté de l’adaptabilité, que ce soit l’adaptabilité de la chambre ou l’adaptabilité plus générale de nos gros blocs dans les établissements. C’est frappant, et dans votre vie quotidienne de soignant, c’est fou comme ces manques d’adaptabilité entraînent à chaque fois une loi du tout ou rien. Je pense que vous devez vivre en permanence ce problème de l’adaptabilité, et c’est sûrement un sujet compliqué pour vous.
Maintenant, je pense qu’avec la crise COVID et avec ce qu’on est en train de vivre, je pense qu’on est tous d’accord pour dire « Ça ne sera plus jamais comme avant. » Les patients ne sont plus les mêmes. Franchement, je ne sais pas si vous vous en rendez compte, ou dans votre comportement, mais les patients, ils ne veulent plus aller à l’hôpital. L’hôpital, ils y vont mais à reculons, ils veulent rester le moins longtemps possible à l’hôpital. Ils veulent beaucoup plus participer à la décision. Regardez les professionnels ! C’est important à prendre en compte parce que je suis sûr que dans vos réflexions architecturales et dans les organisations. Vous voyez qu’aujourd’hui, il y a plus de professionnels qui demandent des CDD que des CDI. Il n’y a pas très longtemps, je travaillais avec la Cour des Comptes, ils ont fait un rapport sur les aides-soignants. Conclusion, aujourd’hui, il y a plus de 50% des aides-soignants qui demandent des CDD. Et quand vous discutez avec les syndicats, il y a un syndicaliste de la CGT qui me disait « Aujourd’hui, les CDI, ça protège l’employeur. Ça ne protège plus l’employé, ce n’est plus le sujet de l’employé. » Comment se gèrent dans nos surfaces des modifications aussi structurelles, comportementales, et donc les notions d’équipe ? Il y a comme ça des paramètres structurels qui sont extrêmement importants. Le plus important, je trouve, c’est effectivement de voir à la fois ces comportements de patients, des professionnels qui mutent et puis une mutation sur les plateaux techniques. Il y a énormément d’actes demain qui n’auront plus besoin des plateaux techniques et qu’on fera en ville, sur des offices surgery. Je pense que pour les MPA ou les SSR, les structures un peu performantes, les gros niveaux 2 ou 3, auront dans les cinq ans qui viennent leur plateau technique, leur office surgery, parce qu’aujourd’hui, on est capable de faire beaucoup de choses en faisant uniquement des sédations. On ne fait presque plus d’anesthésie générale. Et sous sédation, vous n’avez plus besoin d’avoir un gros plateau technique derrière.
En même temps, il y a une espèce de paradoxe : plus la technique avance, plus vous voyez une certaine forme de démédicalisation du plateau technique, une transformation du plateau technique. Regardez la chirurgie cardiaque, ils sont quasiment en chômeur, les chirurgiens cardiaques ! Vous savez, maintenant tout ce fait avec le radiologue. Je ne sais pas si vous suivez, mais c’est quand même intéressant. Je vous prends cet exemple. Aujourd’hui, vous faites des changements de changements de changements de valves mitrales en montant avec votre petite sonde et votre imagerie. Votre plateau technique, il est complètement transformé. Il y a comme ça des pans entiers de la médecine qui, dans les cinq ans ou les dix ans qui viennent, vont avoir des révolutions absolument majeures. Moi, ce qui me frappe dans notre secteur, et je le dis avec toute l’amitié que j’ai pour le secteur, j’en fais partie, c’est qu’on a beaucoup de mal réellement à se projeter. On a trop tendance à essayer de reproduire en un peu mieux ce qu’on a.
Et je pense que vous avez un rôle, vous, pour aider les gens à maturer. Si je fais une comparaison, vous n’y voyez pas du tout une logique, mais je pense que c’est à vous de poser les questions et d’aider les gens, de les aider. C’est comme pour nous, le kiné, il n’est pas là pour faire de l’exercice, il est là d’abord pour poser les questions et pour que les gens maturent. Je pense qu’il y a peu de gens qui ont ce rôle.
En fait, souvent, dans les programmations, on dit aux équipes « Alors, vous voulez quoi ? » Vous voyez ce que je veux dire… et ensuite « Ça ne tient pas dans l’enveloppe. » Les bureaux, on n’y met pas du sens assez stratégique. D’où l’importance, je pense, de rentrer le tiers nouveau qui est l’usager, qui va dire « Oh oh, c’est quoi votre truc-là ! Peut-être qu’on peut le faire différemment ? » Et d’y mettre un peu plus de prospective. « C’est quoi votre spécialité ? Ça mérite de se poser la question ? » Je trouve que ces éléments-là ne sont pas suffisamment intégrés dans la discussion.
Le problème que l’on a en France sur le handicap ? Le handicap en France, c’est comme quand on parle des vieux, on parle de dépendance. Vous êtes dépendants, « dément – dépendant ». La personne sait quand même nous raconter ses histoires et dire combien elle a de petits enfants, mais sous prétexte qu’elle a un MMS pas très fort, on va lui dire « vous êtes démente, dépendante ». On a des mots négatifs. La France est vraiment caricaturale. Lisez le dernier rapport de l’ONU sur le handicap, et on a le même sujet sur les personnes âgées ! C’est à dire qu’on est dans une vision qui considère que les gens n’ont pas la capacité à décider. Regardez encore dans la sémantique ! Aujourd’hui, on parle de bientraitance. Vous ne parlez pas de bienveillance. C’est un sujet d’une différence majeure. La bientraitance, c’est ce que l’on pense être bon pour l’autre. La bienveillance, c’est ce que souhaite l’autre, et comment je peux accompagner ce qu’il souhaite. Être bienveillant vis-à-vis de quelqu’un, c’est complètement différent d’être bientraitant. Je trouve que derrière les mots, on voit bien qu’il y a des approches complètement différentes. Rendre aux gens leur pouvoir de choisir, dans cette logique de la bienveillance, dans cette logique de l’autonomie, c’est complètement différent dans la conception.
Et cette rupture, vous la faites parce que vous mettez les usagers. Si vous ne mettez pas les usagers, notre système, il est quand même… J’allais dire « vérolé », mais il est… Je vais vous réduire ça par une phrase d’une présidente d’une association. En France, globalement, le système de la santé, c’est d’abord un système de soins et pas un système de santé. C’est le soin qui compte plus que la prévention. Et cette dame, elle disait une phrase qui, pour moi, résume tout : « En France, la pathologie est visible, le patient est invisible. » C’est peut-être poussé à l’extrême, mais globalement, c’est quand même beaucoup ça. On construit aujourd’hui beaucoup pour un service de gastro-entérologie, pour régler le problème des patients qui ont des vésicules, etc. La dimension de la personne et de tout ce que l’on doit mettre autour pour pouvoir prendre en compte la dimension holistique de la personne, ce n’est pas le sujet !
Aujourd'hui, on se retrouve avec beaucoup d'endroits qui n'ont pas d'adaptabilité au regard de l'évolution de la médecine. Regardez l'enquête de la DRES, vous avez quand même en gros 15% de diminution de l'hospitalisation classique. On dit il y a des problèmes de personnel, oui, mais est-ce que ce n'est pas structurel ? Comment est-on capable d'intégrer des adaptabilités au regard de ces évolutions qui sont finalement assez rapides, en tout cas bien plus rapides que la temporalité des établissements ?
J’ai une mission pour le gouvernement sur la médiation en santé, c’est à dire comment on va vers les populations, les 20 % ou 30 % de Français qui sont loin de la santé. Pas forcément loin du soin, au sens que s’ils se pètent le fémur dans la rue, ils vont être opérés quand même, mais loin de la santé au sens qu’ils n’y croient pas, ils ne croient plus à leur santé, parce que quand vous êtes handicapé, vous avez autre chose à foutre que de vous occuper de votre corps et faire votre hemoccult et votre mammographie, vous n’y croyez pas. Et donc la médiation, c’est bien aller vers le tiers de confiance qui est capable d’aller vers les personnes pour leur redonner envie, pour les aider dans leur parcours et pour les rendre autonomes. C’est le sujet de la médiation en santé. Et donc ça veut dire qu’on introduit cette notion de tiers. Et par exemple, je trouve que là encore, j’en fais un lien même avec le bâti, on se dit que quelle est la place dans nos bâti, nos constructions ? Quelle place on donne aux tiers ? Aux tiers médiateurs ou aux tiers aidants ? Et on voit bien que pour des populations qui ont une certaine vulnérabilité, avec un certain nombre de déficiences, le tiers est important. Nos hôpitaux sont, dans leur organisation, leur architecture, assez excluant du tiers.
C’est-à-dire, quelle est la place du tiers ? La place pour que le tiers se retrouve, la place pour que le tiers puisse dormir, la place pour le tiers aidant ? Qu’est-ce qu’on fait pour le tiers aujourd’hui ? Et je trouve que c’est encore un vrai sujet en termes d’usages, de se dire le tiers, il a un rôle important pour la personne, mais également pour les soignants, parce que finalement, il est plutôt facilitateur, si les soignants les mettent à leur juste place. Je trouve que ce sont des choses également à prendre en compte, la place du tiers dans nos constructions.
Et puis, je ne sais pas comment ça se traduit dans le bâti, mais c’est vrai que nos établissements, ce sont des murs et qu’actuellement, il y a quand même une volonté sociétale de péter les murs. C’est tout le sujet du « aller vers ». En dehors de la médiation, on voit bien de plus en plus, c’est la médecine qui va vers. Comment ça se traduit dans ces établissements ouverts ? C’est encore plus vrai dans le médicosocial. Le médicosocial, l’EHPAD fermé dans les murs, avec la grille, qui ne prend aucun vieux du voisinage, sauf si vous êtes, entre guillemets, permanent, ce sont des modèles « finis », qui vont être en rupture.
Comment on introduit cette notion de l’ouverture de l’établissement, cette notion de l’établissement qui sort des murs ? Je ne sais pas forcément comment ça se traduit pour vous, mais on voit bien que cette dimension du « hors les murs » va être une dimension également va être de plus en plus prégnante.
Quelle est la place du tiers ? La place pour que le tiers se retrouve, la place pour que le tiers puisse dormir, la place pour le tiers aidant ?
#hopitaldufutur : Quels changements observez-vous sur le plan de la gouvernance ?
Philippe Denormandie : Il y a un paradigme qui est en train de changer, c’est que les territoires, les ARS, etc., l’échelon local, et notamment, et j’y reviendrai, les politiques, ont décidé qu’il fallait maintenant réfléchir « réponse aux besoins » et non plus réfléchir « offre » et donc ne plus réfléchir « structure ». Je trouve que c’est un élément important parce que là encore, je vous le livre, mais de plus en plus, il y a encore l’adaptabilité des structures pour pouvoir se mélanger. Le public privé, maintenant, il y a de plus en plus d’expériences où les structures ont fusionné. Je trouve que c’est quand même assez frappant de voir qu’aujourd’hui, il y a une espèce de dimension du territoire où on voit même des ARS qui disent « Arrêtez de venir nous emmerder en disant « Mon établissement, mon établissement. » On s’en fout, c’est plus notre sujet. C’est comment vous participez à une réponse aux besoins et avec le voisin ». Et je trouve que dans le cahier des charges, là encore des interrogations, je trouve que c’est un vrai sujet pour un établissement. « On va vous construire un truc, mais comment, dans cette réponse aux besoins, vous dialoguez avec votre environnement ? ».Est-ce que ça questionne différemment la façon avec laquelle on va construire ? Oui, et pour le médicosocial, c’est encore plus vrai. Mais je trouve que cette notion du « aller vers » est clé. Et puisqu’on parlait du CNR : je vois actuellement apparaître deux nouveaux acteurs. Jusqu’à maintenant, quand vous construisez un établissement, l’hôpital, il réfléchit qu’avec l’ARS. Vous êtes d’accord ? Et on voit bien depuis le Covid et dans la situation super tendue dans laquelle on est, qu’il y a un secteur qui commence à prendre un peu plus de place, ce sont les CPAM. Or, on a tous oublié les CPAM. Je ne sais pas si quand vous construisez, vous en profitez pour aller discuter avec la CPAM ? Mais la CPAM, c’est un vrai acteur parce que demain, la maison de santé, les libéraux vont compter. Donc il y a là un vrai sujet.
Et il y a surtout un autre acteur qui commence à prendre une place vraiment très forte, parce qu’il se fait engueuler tous les jours quand il va faire le marché, c’est le politique. Et on voit une intrusion du politique dans toute les décisions de la santé. Construire quelque chose, c’est construire également avec et beaucoup plus avec la collectivité. De la même manière qu’on est en train de dire « Il y a un acteur nouveau qui est apparu et qu’il faut prendre en compte, c’est le patient », je pense que, beaucoup plus qu’avant, il y a la collectivité : les élus vont avoir une place-clé dans les prises de décisions. Je pense que vous devez déjà le sentir, mais ça va devenir extrêmement prégnant.
On voit une intrusion du politique dans toute les décisions de la santé. Construire quelque chose, c'est construire également avec et beaucoup plus avec la collectivité.