Conversation#18

avec Marie Coirié

Design et hospitalité, comment co-concevoir ?

Marie Coirié, designer et enseignante à l’ENSCI, est co-responsable du Lab-ah, la cellule design et développement culturel du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences.

Fondé et dirigé depuis 2016 par Carine Delanoë-Vieux et Marie Coirié, le Laboratoire de l’Accueil et de l’Hospitalité (lab-ah) s’appuie sur les compétences du design et du développement culturel pour concevoir et produire des expérimentations avec les usagers de l’hôpital, soignants et patients.

Références :

Le Lab-ah sur le site du GHU : https://www.ghu-paris.fr/fr/le-lab-ah

La méthode de conception du parcours d’hospitalité pour le cahier des charges de Neuro Sainte-Anne : https://www.ocula.it/files/OCULA-20-DELANOE-VIEUX-COIRIE-COUBARD-MILLOT-FIGUEROLA-L-experience-du-patient-en-design.pdf

Article co-écrit avec Denis Pellerin sur la question du design dans les milieu de soin : https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2017-2-page-40.htm#

L’ouvrage Design et pensée du care – Pour un design des microluttes et des singularités : https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=7185

L’ouvrage Couleur et soin : https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=8424#:~:text=Depuis%20une%20dizaine%20d’ann%C3%A9es,traduire%20par%20%C2%AB%20prendre%20soin%20%C2%BB.

#hopitaldufutur : Marie Coirié, qu’est-ce que le Lab-ah ? Pouvez-vous revenir sur sa genèse ?

Marie Coirié : Je suis designer, formée à l’ENSCI, et j’ai co-fondé en 2016 le Lab-ah, Laboratoire de l’Accueil et de l’Hospitalité, du G.H.U Paris Psychiatrie et Neurosciences. C’est l’un des deux laboratoires de design intégré à l’hôpital en France, le premier étant la Fabrique de l’Hospitalité, des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg. C’est un contexte assez rare et particulier pour les designers. La genèse, c’est rencontre en 2014 avec Carine Delanoë-Vieux, cofondatrice du Lab-Ah, ancienne déléguée culturelle des Hôpitaux de Marseille et avant cela, du Vinatier, à Bron, qui est le Saint-Anne de Lyon, si l’on peut dire. Elle y a fondé un gros projet culturel qui lui a survécut, avec trois personnes qui animent toujours ce centre d’art intégré à l’hôpital. Carine, elle est responsable culturelle de formation, elle a animé des projets culturels dans les hôpitaux depuis toujours, et elle a même participé à la fondation du programme Culture à l’hôpital, en région Rhône-Alpes. De mon côté, j’étais enseignante à l’université de Nîmes dans le master « Design, innovation & société », et j’encadrai un projet en partenariat avec les hôpitaux de Marseille, l’AP-HM, sur la création des salons des familles. Les commissions des usagers venaient de se mettre en place, et c’était l’un des premiers projets. On mettait des étudiants en situation de travail dans des hôpitaux, au contact des usagers, des professionnels de santé, et des directions fonctionnelles des hôpitaux. Cela me tenait spécialement à coeur, car quand j’ai été diplômée de l’ENSCI, il n’était pas encore vraiment question de design à l’hôpital, seulement dans une approche de design industriel : la bonne pompe à insuline, le lit d’hôpital etc., mais ce n’était pas la voie qui m’intéressait. Moi je me suis lancée dans le sillage de la 27eme région, une association de prospective régionale, fondée en 2008 lors de la création de 26 régions, c’était la 27eme, celle qui n’existait pas ! J’ai eu la chance de faire partie des premiers cobayes, au sein d’une équipe pluridisciplinaire, travaillant sur des projets d’exploration sur les compétences des régions. Je m’étais intéressée au champ de la santé, du médico-social, car depuis mes études, je m’étonnais que le design soit cantonné aux hôtels ou aux restaurants… Un projet sur le maintien à domicile des malades d’Alzheimer m’avait beaucoup marqué, rencontrant des malades, des familles, j’avais compris qu’en tant que designer on pouvait vraiment faciliter des conditions de vie complexes, et travailler sur ce qui est difficilement tolérable, la maladie qui s’impose au quotidien, à la maison. Un autre projet mené avec la 27eme Région m’avait beaucoup marqué, celui d’une maison de santé en milieu rural, qui a été mon premier contact avec le métier de la programmation. A l’ENSCI, il y avait encore peu de passerelles avec le monde de l’architecture. A la demande de la région Auvergne, nous avions donc travaillé sur le cahier des charges d’une maison de santé en milieu rural. La région les avait dupliquées sur le territoire, constatait la désertification médicale des Combrailles, ce territoire de moyenne montagne, et voulait, très en amont d’un projet, anticiper le cahier des charges d’une maison de santé à l’échelle d’une communauté de communes. Avec cette équipe pluridisciplinaire, composée d’une sociologue, d’une architecte et de moi-même, nous avions passé du temps avec les médecins, les élus, à constituer un « cahier des valeurs et des fonctions », un outil de dialogue et de participation entre élus, médecins et habitants, futurs patients, se rendant compte qu’il y avait un véritable enjeu à faire émerger les attentes et les valeurs de ces acteurs, mais qu’ils n’avaient pas d’espaces et d’instances de discussion apaisée et horizontale. J’en parle car cela entre en ligne de compte avec le positionnement actuel du Lab-Ah, qui est que la participation ne se décrète pas, elle s’aménage, se prépare, et une grande partie de notre travail aujourd’hui est consacré à l’ingénierie de la participation, qui demande, sur la question ou le territoire donnés, de concevoir des outils spécifiques pour amener de la confiance, du dialogue entre les parties prenantes du projet. Dès notre rencontre, on se dit, il faut absolument qu’on marie nos compétences. Entre temps, Monsieur Chassagnol avait appelé Carine dont il connaissait le travail au Vinatier, car peu de projets en psychiatrie ont fait date comme celui de la Ferme, en lui disant qu’il avait un projet, encore vague, d’une technostructure qui allait devenir le GHU, et que ce macro-projet devait s’accompagner d’une réflexion sur la culture hospitalière, pour laquelle il allait peut-être la solliciter 2 ans plus tard. Ce qu’il a fait, et donc Carine m’a proposé qu’on fonde ensemble un projet métissé, qui ne serait pas une Ferme « bis » mais un projet original et nouveau dans lequel on allait provoquer le croisement entre le développement culturel et celui du design de services. Finalement, ce qu’avait demandé Monsieur Chassagnol n’est pas exactement ce qu’il a obtenu. Carine a été sollicité sur une pré-étude exploratoire pendant 6 mois, au terme duquel elle a présenté ce projet d’un « laboratoire d’innovation culturelle par le design en contexte sanitaire », pour travailler sur les cultures hospitalières à travers des projets de design, avec un mariage fin avec le développement culturel.

La participation ne se décrète pas, elle s’aménage, se prépare, et une grande partie de notre travail aujourd’hui est consacré à l’ingénierie de la participation, qui demande, sur la question ou le territoire donnés, de concevoir des outils spécifiques pour amener de la confiance, du dialogue entre les parties prenantes du projet

#hopitaldufutur : Le G.H.U Paris Psychiatrie et Neurosciences, qu’est-ce que c’est ? Quels projets y menez-vous ?

Marie Coirié : Ce qui est aujourd’hui le GHU était avant une CHT puis un GHT, c’était déjà 94 sites répartis sur Paris, et une centaine de services en majorité ambulatoire. Une bonne partie d’entre eux sont des sites très discrets, de petits CMP ou des hôpitaux de jour logés au 4eme étage d’un immeuble, on ne les voit pas. En psychiatrie, on a la fâcheuse tendance de se réfugier derrière des acronymes, du type « HDJ 4eme secteur » : on ne peut pas faire plus ou moins stigmatisants, selon le point de vue, mais en tout cas plus cachés. Donc il y a beaucoup de ces sites dans Paris, et on avait un besoin important d’abord de les explorer, pas seulement via des enquêtes, mais au travers des projets pour lesquels on avait été mandatés. A notre arrivé, on a donc été mandatées, soit par la Direction Générale elle-même, soit par les services de soin, sur des projets aussi différents que participer au cahier des charges du nouvel hôpital Neuro-Saint-Anne, accompagner la fermeture du site historique de Perray-Vaucluse, un bel asile du 19eme avec 150 ans de vie hospitalière, à l’époque dans les verts pâturages de l’Essonne, et rattrapé par la ville. Quelques activités y subsistaient, le secteur médico-social, mais toute le reste des unités d’hospitalisation ont été transférées à Paris. Aborder cet hôpital, c’était assez saisissant, car c’était un monument d’histoire qui avait marqué sur plusieurs générations, sur le plan familial, économique, ce territoire de l’Essonne. Et très concrètement, quand on est arrivées, demeuraient les meubles, les documents d’archives, c’était étonnant… D’ailleurs on s’était vite opposées au vidage du dernier vestiaire des patients, où des ballots étaient restés, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, étiquetés scrupuleusement. On a demandé qu’un travail puisse être fait, par une historienne, qui a fait une monographie de ces valises, des souvenirs de ces personnes, avec des souvenirs de guerre parfois… Il y a eu aussi un travail artistique et culturel avec une classe de seconde d’un lycée des environs. On a aussi travaillé sur un site polyvalent dans le 15ème, une polyclinique composée de 3 CMP et d’un foyer post-cure, qui allait ouvrir et rassembler 4 structures déjà installées dans le 15eme, et qui nous demandait, « Qu’est-ce qu’on fait de ce nouveau site ? Culturellement, on n’a pas vraiment le désir d’être rassemblés ». Car la psychiatrie de secteurs c’est vraiment celle du quartier, et la perspective de ce regroupement dans un même bâtiment pouvait faire peur aux patients comme aux professionnels, qui sont les premiers véhicules de réassurance aux patients. On a donc essayé de construire à partir de leurs appréhensions, ce qu’on pouvait faire dans ce nouveau bâtiment.

A notre arrivé, on a donc été mandatées, soit par la Direction Générale elle même, soit par les services
de soin, sur des projets aussi différents que participer au cahier des charges du nouvel hôpital Neuro-Saint-Anne, accompagner la fermeture du site historique de Perray-Vaucluse, ou l’ouverture d’un site polyvalent dans le 15ème

#hopitaldufutur : Faire du design et du développement culturel à l’hôpital, cela prend quelles formes concrètes ?

Marie Coirié : Souvent les mandats qui nous étaient confiés étaient assez flous, c’est toujours un peu le cas, on est quand même un peu exotiques… Designer à l’hôpital ? Je ne suis pas là pour faire des meubles, c’est généralement ce que je dis à des collègues, et de la même manière, Carine n’est pas venue que pour faire des fresques avec des artistes. On arrive donc avec une proposition assez nouvelle, et on a souvent aidé à reformuler les commandes qui nous étaient faites. Sur le site Eugène Million, dont je parlais, là où la demande était la plus proche d’un peu de décoration, pour ajouter un peu d’hospitalité dans les lieux, finalement cela s’est déplacé sur « comment on facilite le processus d’emménagement dans ces lieux, comment on travaille sur l’appropriation, le repérage ? ». Les professionnels ont du mal à se repérer sur les plans que vous lisez quotidiennement, avec les gaines de désenfumage, les entrées les sorties… « Comment je vais pouvoir organiser mes routines et mes habitudes, retrouver mes marques, afin de pouvoir gérer en cas de crises ? », car il y en a presque chaque jour ! Et pour les patients, c’est « comment je vais pouvoir me déplacer, adapter mon déplacement quotidien, en maintenant ma stratégie d’évitement du grand boulevard par exemple, trouver le jardin pour décompresser. Tout cela pour aborder de façon plus confiante ce déménagement. Concrètement, nous avons travaillé ce cahier des charges sur 2 niveaux de repérage : le premier, le repérage dans l’espace du bâtiment, sur 5 niveaux, dans lequel 2 n’étaient pas accessibles aux patients du CMP mais réservés aux résidents du foyer post-cure. Ce n’était pas extrêmement simple d’éviter ces 2 niveaux via les escaliers, et la circulation avec de longs couloirs tortueux était plus complexe que dans les anciens sites. On a donc travaillé avec des coloristes, et ce projet est présenté dans le livre « Couleur et soin » (Editions Les Presses du réel, 2021), issu d’une rencontre à l’Ecole de Design de Nancy, qui aborde l’apprivoisement de la couleur telle qu’on l’envisage, au service d’un usage, du repérage, de l’accompagnement. Pour nous, c’était faciliter le repérage sur les plateaux et le repérage correspondant. Les coloristes de Nacarat a accompagné à la fois le parcours chromatique, mais aussi la participation des patients et des professionnels ? Car chez nous comme ailleurs, la couleur n’est pas une question intéressante, elle arrive à la fin, quand tous les choix ont été faits. Soit on y inclut une participation des professionnels, mais pour eux c’est parfois anxiogène de se retrouver avec un nuancier de milliers de teintes, ou sinon c’est plus politique, c’est une décision du chef de pôle qui choisit le taupe, comme chez lui, car c’est très beau… Ce sujet autour de la couleur nécessitant un accompagnement, la couleur se raisonne, il faut la regarder. Au travers de trois ateliers, Nacarat a présenté des exemples de références sanitaires, de lieux comparables, on a regardé d’où on venait, le blanc, les pastels puis les couleurs plus vives, les associations de couleurs, dominantes, et progressivement, arrivait le « et chez nous, qu’est qu’on y ferait ? et en quoi cela va participer de l’identité du lieu ». C’est donc un véritable cheminement pour dépasser le « j’aime, je n’aime pas » qui permet aux professionnels de s’approprier leurs nouveaux locaux. On a fait aussi un atelier avec les patients, en faisant un repérage chromatique des couleurs du quartier, un atelier contretypages avec des nuanciers, pour apprendre à regarder les couleurs du 15eme, les façades, les menuiseries… Là encore, pour se familiariser avec le quartier et le lieu. A l’échelle plus large du quartier, on a travaillé avec un illustrateur, Julien Billodeau, qui avait été l’un des partenaires de Ruedi Baur sur le Grand Paris, et on a mené des balades pour identifier les ressources et repères du quartier. Balades thématiques au début, mairie et services, puis les jardins, le sport, afin de comprendre comment les patients regardaient la ville. Ce n’était pas à nous de poser une carte ! Comprendre ce qui, pour eux, méritaient de figurer sur cette carte, et qui a donné lieu à la création d’une illustration originale, avec des repères, des noms, les arrêts de bus qui se sont avérés être importants. C’est devenu un emblème, dans la salle d’attente et à l’accueil, que d’avoir cette carte qui dit, « vous êtes les bienvenus, vous êtes dans la cité, et voici ce que le quartier proche a à vous offrir ». C’est un grand thème, celui du patient dans la cité, l’inclusion, de réinsertion, car l’écrasante majorité des patients qui souffrent de maladies chroniques et sont suivis en ambulatoire, doivent vivre avec. Pour beaucoup ce sont des parcours de rétablissement, « je ne suis pas encore guéri mais je dois vivre avec, et il faut que je puisse vivre une vie professionnelle, sociale, épanouie ». Autre projet, tout petit, celui d’une équipe de pédopsychiatres, qui se désespéraient d’avoir dans leur établissement dans le 17ème, une cour de récréation triste, minérale. Un lieu partagé avec une école de la mairie de Paris, séparée en 2. Avec cette question, qu’est-ce qu’on peut faire dans cette cour avec des enfants qui souffrent de troubles envahissants du développement, qui ont les mêmes besoins de jeu, que tous les enfants, mais aussi besoin d’exploser, courir dans tous les sens, ou parfois être dans une petite cabane, enveloppés. Avec eux, on est partis sur l’investissement mural par la couleur. En psychiatrie, on a des contraintes hospitalières classiques avec un curseur très haut sur le plan de la sécurité, donc les interventions picturales, mises en couleur, sont souvent celles qui ont le plus d’impact, étant donné la marge de manœuvre réduite dont on dispose. On avait adossé le travail avec les fresquistes à un workshop avec l’ENSCI-Les Ateliers, c’était un workshop international de 2 semaines avec l’Université de Chiba. Les étudiants venaient avec leurs outils, leurs questions, et leurs propositions différents ont ensuite inspiré les Toqué Frères, duo d’artistes, pour leur fresque en 3D débordant sur le sol, incluant de nouveaux jeux. Une architecte, Chantal Dugave, a travaillé sur une cabane exploitant le vivant, car ne pouvant toucher le bitume, on a fait du jardin hors sol. Pour certains enfants, les pathologies pouvaient inciter à une découverte sereine de la terre, du sale, etc… Elle avait fait cela progressivement, en animant des ateliers autour de la cabane avant d’arriver au jardin. Ces projets, je n’en ai cité que quelques-uns ici, durant nos 4 premières années, ont progressivement constitué ce qu’on a appelé nos chantiers d’attention. C’était l’entrée en matière pour aller au contact des services de adultes et enfants, ambulatoires et intra-hospitaliers, de valider l’acceptabilité de nos compétences, car ce n’était pas admis d’emblée, qu’un duo design et développement culturel puisse accompagner les services sur des projets d’hospitalité. D’autant qu’on a amené une manière qui dans une institution n’est pas simple, une méthodologie particulière, en 3 piliers : travailler de manière située, in situ, exclusivement, pour les professionnels c’est nouveau d’avoir quelqu’un qui vous suit, en immersion, sans vous contrôler ni vous évaluer, mais pour mieux comprendre, en observation participante comme on pourrait le faire en ethno, dessine, vient pendant des entretiens ; le second pilier, c’est la participation, qui revêt des formes très différentes selon le sujet ou les parties prenantes. Elle étonne, car les professionnels sont méfiants sur ces ateliers participatifs, car ils ont toujours l’idée que les dés sont déjà jetés, qu’on vient les interroger sur des questions qui ont peu d’importance, et qu’ils sont manipulés. On explique alors ce qu’on entend par participation, le lien avec la conception, qu’on n’est pas là pour les écouter mais aussi construire avec eux. Cet aspect très fonctionnel et constructif, parle assez vite notamment aux cadres de santé, qui se retrouvent dans les préoccupations. On n’a finalement pas eu de mal à se comprendre avec les professions soignantes, et les professions médicales, médecins et chefs de pôle, ont aussi compris qu’on pouvait être un outil au service de politiques médicales, par exemple, pour n’en prendre qu’un, la limitation du recours à la chambre d’isolement. En passant par des chemins de traverses, qu’il n’avait pas forcément vu venir, on allait pouvoir inventer de nouvelles modalités de soin, via ses supports, espaces, équipements etc… Le dernier pilier, c’est l’expérimentation, un basique pour le designer, quand on taille des maquettes dans de la mousse pour pouvoir éprouver une matérialité, des proportions, une prise en main. Rendu dans un espace de soin in situ avec des patients, un environnement risquophobe, l’expérimentation ne va vraiment pas de soi. On n’a d’ailleurs pas fini de progresser dans notre manière d’être pédagogue, d’expliquer les tenants et aboutissants de l’expérimentation. Pour réussir, on travaille avec des moyens légers, on n’achète pas tout de suite tout ce qu’il faut, on teste au plus proche mais in situ, donc il faut pouvoir le faire dans une confiance réciproque avec les professionnels, avec l’aval des directions fonctionnelles. Actuellement, on teste un nouvel espace d’apaisement, qui vient en complément de la chambre d’isolement, et qui vise d’ailleurs à en limiter le recours. On la teste in situ dans un service de soins intensifs du 20ème arrondissement. On s’est inspiré de ce qui se fait à l’étranger, car cette notion d’apaisement, on doit réussir à la faire exister chez nous. C’est bien sûr une décision éminemment médicale, les médecins ne sont pas d’accord les uns avec les autres, et il faut faire la preuve du concept. C’est donc une salle sans porte, où le patient est libre d’aller et venir, il peut y aller sur recommandation d’un professionnel mais il peut en partir. Un certain nombre de commandes sont à l’intérieur (lumière, sonore), et il en a le contrôle. Versus, dans une chambre d’isolement, tous les paramètres de contrôle sont à l’extérieur.

Pour réussir, on travaille avec des moyens légers, on n’achète pas tout de suite tout ce qu’il faut, on teste au plus proche mais in situ, donc il faut pouvoir le faire dans une confiance réciproque avec les professionnels, avec l’aval des directions fonctionnelles. Actuellement, on teste un nouvel espace d’apaisement, qui vient en complément de la chambre d’isolement, et qui vise d’ailleurs à en limiter le recours

#hopitaldufutur : Vous évoquez l’expérimentation autour de la chambre d’apaisement, pouvez-vous nous donner quelques détails ?

Marie Coirié : Le but est vraiment le désamorçage de la crise, avant qu’elle ne survienne, souvent en fin de journée, quand l’anxiété arrive, ou quand il y a une agitation dans le service. Le but est d’éviter les « si besoin », c’est-à-dire
les médicaments anxiolytiques supplémentaires donnés à quelqu’un qui ne se sent pas bien, ou de désamorcer une crise, en phase de prévention. Ce sont des sujets qui intéressent de près la communauté médicale et soignante, car il y a vraiment cette dimension relationnelle. Ce n’est pas un moyen coercitif mais une alternative non médicamenteuse, non contraignante, qui vise aussi à responsabiliser les patients, qui peuvent y avoir recours eux-mêmes, quand ils le sentent nécessaire. Ce n’est donc pas la même relation, c’est passionnant. Cette expérimentation a lieu avec des moyens très légers, on a pu déposer la porte, peindre les murs, changer le sol, poser un variateur de lumière, des étagères qui contiennent des livres, de petits équipements de relaxation, la reconversion du bloc sanitaire en espace de stockage. Des interventions minimales car on est en train de comprendre ce qui peut s’y passer.

#hopitaldufutur : L’autre thème de travail du Lab-ah, c’est l’Hospitalité. Comment l’abordez- vous ?

Marie Coirié : On a un gros projet institutionnel autour de nos accueils, sur lequel on travaille avec deux agences, l’agence de design d’intérêt général Vraiment-Vraiment, et le cabinet Atelier Georges, autour des accueils du GHU, les portes d’entrée de nos sites intra ou extra-hospitaliers. Les accueils sont très hétérogènes, portent souvent l’histoire de sites, avec des contextes urbains qui sont tellement divers que parfois vous n’avez pas le sentiment d’entrer chez nous mais vous y êtes déjà. Une hétérogénéité tant en termes esthétiques que de qualité, car il y a des sites plus dégradés que d’autres. Vous pouvez arriver et donner sur une porte, puis une porte, puis une porte et un escalier, ou une guérite en verre avec un monsieur qui vient vers vous. Il y a un enjeu de visibilité, pour l’établissement, et de montée en qualité, afin de permettre aux patients de reconnaitre dans leur parcours, un environnement non-stigmatisant, bienveillant, qui va au-devant de leurs besoins (attente, repères…). Il y a aussi un enjeu autour de la qualité de vie au travail, l’accueil n’est pas toujours la fonction la plus valorisée, d’ailleurs elle est assez peu professionnalisée. Alors qu’en vérité, c’est une mission essentielle, beaucoup plus compliquée qu’il n’y parait. Professionnaliser, valoriser, c’est offrir un outil de travail adapté digne, avec une formation à l’accueil et à la prévention des violences. Certains sites se sont protégés, rassurés en se séparant avec des vitres, alors qu’on sait qu’elles renforcent cette perception sécuritaire, qui génère des situations de violences. Alors que moins de vitres, plus de dignité, un environnement plus rassurant et des personnels formés fait souvent baisser les tensions. Mais tout cela s’accompagne, il y a un enjeu RH très fort. Tout cela me permet de préciser que sur tous nos sujets, il y a souvent l’enjeu de retrouver du sens, valoriser les activités. Il y a 3 ans, nous avons répondu à un appel à projets de la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP), qui s’appelait le défis « carte blanche ». On avait proposé à notre Direction des Achats, de travailler sur le repas à l’hôpital. D’autant plus important chez nous, où les durées de séjour sont plus longues, la durée moyenne d’hospitalisation est de 20 à 30 jours, et la majorité des repas pris dans des réfectoires, car nos patients sont valides. Un enjeu à la fois sanitaire, de favoriser une bonne prise de repas, car les traitements médicaux entrainent souvent des problèmes de poids, d’hydratation, en enjeu durable, sur le gâchis alimentaire. Pour les repas qui n’ont pas pu, mais aussi les aliments difficiles à manger, une poire impossible à peler… Enjeu social aussi, car le repas c’est un temps d’échanges, il marque en point de repère dans la journée, mais est souvent expédié. Car la salle de repas, elle sert à des activités l’après-midi, doit être nettoyée. Peu de signes indiquent « c’est une salle de repas, bon appétit ». « L’eau à la bouche » abordait la mise en appétit, pas pour esquiver le contenu de l’assiette, mais il n’y a pas que cela, éveiller l’attention sur les atmosphères. On avait choisi à Bichat, le 24ème secteur, avec une population très multiculturelle. La pièce, exiguë, sombre… parfaite, car représentative ! Exploration, participation, immersion, et de fil en aiguille, on a travaillé sur 2 versants : l’atmosphère, pour transformer une salle banale en salle à manger, couleurs, matières, sensorialité, équipements, y compris sur la table, avec une panière pour voir si la consommation allait bien se réguler… Des chaises qui ne grincent pas quand on les pousse, le menu écrit à la main. L’autre versant, le service. Réduit au minimum, dans certains services c’est de la barquette à l’assiette, dans d’autres réchauffés et servis directement. On a proposé aux professionnels un atelier autour du goûter, qui est le « grand Satan » chez nous, car évoquant le sucre… On a travaillé un goûter non sucré, savoureux, hydratant, sensoriellement stimulant. Donc on a fait venir une designer culinaire qui a travaillé sur un cahier des charges extrêmement contraint, validé par les équipes d’hygiène, les nutritionnistes… Elle a organisé un banquet, en 2 actes, avec de grandes boissons dans des contenant en verre, concombre citron menthe qui infusent, et des bouchées galettes de riz, beurre de cacahuètes et fruit. Une mise en scène très simple sur du papier sulfurisé. Un temps de préparation très court, car on ne peut pas faire Paul Bocuse tous les midis ! On le ferait une fois, on s’applaudit et retour au réel ! Il faut que cela puisse trouver une réalité. Pour les professionnels, cela a été un choc, car ils avaient imaginé les patients arriver et se goinfrer, en fait cela a été un vrai moment d’échange, les patients ont gouté, les gens ont discuté, professionnels comme patients, découvrir des saveurs, et c’était très gratifiant pour les personnels, agents de service, de voir que le repas, c’est un geste de soin, et en tant que tel, ils étaient remerciés par les patients. C’était un projet de 3 mois, mais vous voyez bien les ramifications, y compris en termes d’attractivité. Car comme tous les établissements, on cherche à attirer et donner envie à nos professionnels de rester. C‘est aussi en s’impliquant dans des projets qui redonnent du sens à nos professionnels, sens qui s’est souvent perdu pour des questions de temps, et de pratiques qui ont évoluées…

Les accueils sont très hétérogènes, portent souvent l’histoire de sites, avec des contextes urbains qui sont tellement divers que parfois vous n’avez pas le sentiment d’entrer chez nous mais vous y êtes déjà. Une hétérogénéité tant en termes esthétiques que de qualité, car il y a des sites plus dégradés que d’autres

#hopitaldufutur : Pour conclure, comment prévoyez-vous d’élargir vos actions à la suite de ces expérimentations ? Quels sont les prochains projets du Lab-AH ?

Marie Coirié : On a décidé de ne pas faire que de la haute couture, service par service. On a engagé l’écriture de référentiels, qui, quelque part, seront le condensé de ces années d’apprentissage, où nous sommes allés passionnément sur le terrain, explorant à 360°. On est dans une démarche d’écriture de toutes les préconisations, recommandations sur des thématiques de vie quotidienne, très fonctionnelle, et pour une seconde partie, de pousser plus loin des projets de recherche en design autour des auxiliaires de soin. Avec deux projets, les espaces d’apaisement dont j’ai parlé, et le second, issu d’un workshop avec l’ENSCI, l’IRCAM et les Beaux-Arts du Mans, autour d’un petit habitacle d’écoute sonore et musicale pour les patients, pour le désamorçage des crises, afin de proposer un dispositif d’écoute personnalisé, avec des playlists réalisées lors d’un entretien personnalisé avec un soignant, un temps qualitatif ente un patient et un soignant, pour définir des prescriptions musicales. Cette idée d’associer le sonore à la posture est venue de nos observations dans les services. On voit dans un couloir, les patients se lovant de petites niches, rassemblés sur eux-mêmes. Ce que décrivent les professionnels, c’est cet état de fragmentation, et ce besoin de se rassembler, d’où les idées de contention, d’isolement…Dans les stades les plus aigus, les malades ont beaucoup besoin d’écouter de la musique, la radio, pour faire passer les voies entendues, qui ne sont pas forcément très sympathiques… Les pierres angulaires de ces 2 projets, sont l’autonomie, la liberté. Proposer dans cet habitable sonore une écoute par induction, une écoute profonde, une vraie séance spatialisée, une véritable expérience pour le désamorçage des crises. Voilà comment se dirige le Lab-Ah pour les prochaines années, on capitalise tout ce qui est en lien avec la vie quotidienne, à la suite des chantiers d’attention, et on développe en recherche-projets, les 2 pistes des auxiliaires de soin, afin de démontrer que l’environnement peut jouer un rôle, est partie prenante de la prise en soin des patients aigus, en alternative à la contention, l’isolement, la médication, et en grande proximité avec les équipes médico-soignantes. Ce sont leurs scénarios qui inspirent nos propositions, c’est passionnant !

L’environnement peut jouer un rôle, est partie prenante de la prise en soin des patients aigus, en alternative à la contention, l’isolement, la médication

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