#hopitaldufutur : Laurie Marrauld, pour commencer, qu’est-ce que le Shift Project ? Et le Plan de Transformation de l’Economie Française ?
Laurie Marrauld : Le Shift Project est une association loi 1901, d’entreprises, reconnue d’intérêt général, qui a pu but de porter à la connaissance du public des sujets en lien avec la décarbonation de l’économie. Le manifeste, « Decarbonate Europe » avait eu un certain écho en son temps, au début des travaux du Shift. On a aussi comme intention tout à fait affichée, d’être des influenceurs dans le débat public. Le Plan de Transformation de l’Economie Française (PTEF) est un enfant du Shift né pendant la crise sanitaire de 2020, où l’on s’est rendu compte que cet arrêt soudain de l’économie allait déboucher sur la volonté d’une relance économique affirmée. On a souhaité proposer des pistes de transformation sur la base de solutions plus sobres et résilientes. Sobres, car on souhaite que cela soit le plus décarboné possible, en lien avec la problématique climatique, et résilientes, car il y a une double contrainte carbone, qui est que, même si on n’a pas envie de se passer des énergies fossiles carbonées, on va devoir le faire malgré nos car il y a déjà un certain nombre de tensions sur ces énergies. De toute façon, il faut organiser la décrue énergétique carbonée, et garder les systèmes les plus opérationnels et efficients possibles. Du coup, le PTEF s’est d’abord centré sur le secteur
des énergies, de l’agriculture, de la construction, de la mobilité, et quelques secteurs serviciels, comme la santé, la culture ou l’administration publique, où l’on va être plus transversal, convoquer les secteurs amont et regarder les spécificités du secteur en question. Le groupe de travail « santé », je l’avais démarré avant la crise sanitaire. J’ai perdu quelques éléments du groupe car les médecins et directeurs d’hôpitaux du groupe ont été occupés par ailleurs, mais finalement on a réussi à remobiliser, après les grosses vagues COVID, un noyau dur, pour présenter les recommandations et le pré-rapport en juin 2021, puis le rapport final fin novembre 2021. On veut influencer le débat au niveau des programmes présidentiels, on est transparents sur le fait qu’on attend d’être contactés par les gens qui gèreront nos institutions à l’avenir, ce qui est déjà le cas pour le PTEF santé. Par ailleurs, notre particularité, vu qu’on travaille sur plusieurs secteurs, c’est qu’on fait un certain nombre de rebouclages énergies-matières, et on va regarder si on est cohérents. Si on a beaucoup d’énergies et matières dans un secteur, on va regarder où on l’a pris, et dans quelle proportion. Est-ce qu’on peut se permettre d’envisager une telle baisse dans la consommation carbone dans tel autre secteur, etc… Ces rebouclages offrent au plan une cohérence d’ensemble. On a associé 2 éléments supplémentaires, la partie « emplois » et une évaluation financière, regardées dans le plan dans son ensemble. D’habitude, on ne regarde pas la partie économique, au Shift, mais les flux physiques. On regarde donc les impacts sur les transformations d’emplois, et les demandes d’investissements.
Le Shift Project est une association loi 1901, d’entreprises, reconnue d’intérêt général, qui porte à la connaissance du public des sujets sur la décarbonation de l’économie
#hopitaldufutur : Vous venez de publier le rapport du Shift Project sur le secteur de la Santé, qui révèle qu’il représente près de 8% des émissions des Gaz à Effet de Serre de la France. Comment se répartissent ces émissions ? Quels sont les principaux postes ?
Laurie Marrauld : Ce n’est pas 8% des émissions françaises, mais de l’empreinte carbone. Il faut faire la distinction entre les 2, les émissions françaises ont plutôt eu tendance à décroitre avec la désindustrialisation, mais en fait ce sont des émissions qu’on a reporté dans d’autres pays. Par exemple aujourd’hui, on a 80% des molécules actives utilisables par l’industrie pharmaceutique et employées en France qui sont produites en Asie. Le bilan carbone prend en compte toutes les émissions indirectes, qui ne sont pas produites sur le territoire national. Effectivement, le secteur de la santé approche les 8%, avec 47 millions de tonnes équivalent CO2. Sachant qu’il y a encore quelques postes qu’on doit ajouter, les congres internationaux, des choses comme cela, quelques émissions fugitives et autres, qui ne sont pas encore comptabilisées car c’est assez difficile d’avoir des chiffres. On peut se dire qu’au final, ce sera un peu moins de 50 millions de tonnes équivalent CO2, et autour de 8% de l’empreinte carbone. Comment se répartissent ces émissions ? Il faut savoir que 85% de ces émissions sont indirectes. Aujourd’hui la loi Grenelle 2 nous impose de faire des bilans de gaz à effet de serre (GES) pour les structures de plus de 200 salariés, donc c’est le cas pour beaucoup d’hôpitaux, mais ces bilans sont limités aux scopes 1 et 2 des émissions directes. Le chauffage, par exemple, ou la façon dont a été produite votre énergie. Avec la législation aujourd’hui, on passe donc à côté de 85% des émissions ! Plus de la moitié de ces émissions qui sont dues à l’achat de dispositifs médicaux (22%) et de produits pharmaceutiques (33%). Le cycle de vie des produits pharmaceutiques est assez opaque, donc pour l’analyser, on a dû partir de données macro, les chiffres d’affaires de industries pharma, avec des équivalences de facteurs d’émissions, afin d’avoir un résultat. Ensuite, on a les déplacements, avec environ 15 à 20% de l’empreinte carbone, les immobilisations, soit le coût carbone du bâti et des constructions (9%), l’alimentation (6%), et plus loin, le traitement des déchets avec moins de 2%. Souvent, quand on se représente l’empreinte environnementale des hôpitaux, on imagine que les déchets comptent pour une part importante, or c’est vrai si l’on compte la phase amont, mais le retraitement des déchets en lui-même représente peu dans les émissions. Ou que le reste, en comparaison, est énorme !
Le bilan carbone prend en compte toutes les émissions indirectes, qui ne sont pas produites sur le territoire national. Effectivement, le secteur de la santé approche les 8%, avec 47 millions de tonnes équivalent CO2
#hopitaldufutur : Sur le plan éthique, vous soulignez une spécificité du secteur de la santé : le rapport Santé- Environnement. Pouvez-vous préciser ?
Laurie Marrauld : Ce qui est intéressant avec le secteur de la santé, c’est que sans qu’il s’en aperçoive, la décarbonation et l’impact du changement climatique sont au coeur de son activité. Cet impact, on l’envisage aujourd’hui, sans avoir toutes les connaissances nécessaires pour être d’une précision extrême, savoir quelles populations seront touchées si on dépasse 2°, etc… On commence à avoir une représentation plus claire des modifications environnementales qui vont faire suite au changement climatique, et de fait des conséquences sur la santé des individus. Mais on le comprend assez facilement, le changement climatique va entrainer, et a déjà des effets directs sur la santé des populations, directs et indirects. On a déjà des répercussions de part le monde, la Fondation Croix Rouge a sorti un rapport, « Soigner à plus 2° » qui en rend compte. En revanche, que le système de santé, avec ses modes de production, de soin, contribue directement à la dégradation climatique était moins compris, de façon spontanée. Via l’usage excessif du plastique ou de certains gaz, des prises de conscience s’étaient opéré, pour avoir des pratiques plus eco-friendly. Ce qui est peut-être moins compris encore, c’est que ce n’est pas uniquement pour préserver l’environnement qu’on fait cela, mais aussi pour préserver notre propre capital santé à long terme. Par exemple, le nombre de maladies chroniques, leur intensité et leur fréquence, vont être aggravées par les évolutions climatiques. Et cela signifie aussi plus de pressions sur le système de santé, à terme. Un cercle vicieux se met en place, où aujourd’hui les services de santé produisent, à partir des énergies très polluantes, un système de santé qui vient répondre à des besoins qui vont ne faire que s’accroitre, à cause de la société et des modes de production de soin. C’est cette espèce de cercle vicieux qu’on pense pertinent de briser. Comment ? Depuis la charte d’Ottawa, les années 90, on a une littérature importante sur le rapport santé-environnement, et sur l’exposome, tout ce qui affecte les individus et n’est pas directement lié au génome. L’environnement, les modes de vie, les conditions de vie socio-économiques ont une part prépondérante. Les leviers de décarbonation sont aussi en faveur d’un rapport santé-environnement. Pour en donner un exemple simple, la mobilité douce, c’est moins de véhicules carbonés qui circulent, et plus de santé pour les individus, car ils pédalent ! Ce n’est pas automatique pour autant : en mettant des filtres à particules sur votre véhicule, vous aurez moins de particules, mais pas moins de CO2 ! Ce sont des actions à penser en cohérence avec le double enjeu, d’atténuation de l’impact carbone, et d’adaptation. On va chercher à se rendre les plus efficaces et efficients, dans un monde où l’on utilisera le moins d’énergies fossiles. Donc, on a tout intérêt à travailler sur la mise en place trans-sectorielles santé-environnement, car ce sera favorable à la santé des individus, donc fera baisser la pression sur les services de soin, et en même temps cela rend notre service de santé plus résilient, car moins gourmand en énergies carbonées. Il y a une opportunité d’action très forte en faveur de cette stratégie. On a mis en valeur l’éco bénéfice, et on a travaillé sur les pratiques de travail et de financement. Aujourd’hui, mettre en place une alimentation plus locale et moins carnée, à l’échelle individuelle vous pouvez le faire, mais pour un hôpital qui dépend des marchés publics assez contraignants reposants sur des critères, essentiellement ceux du prix, c’est plus compliqué ! On a aussi proposé un ensemble de mesures, de prérequis, mobilisant des leviers institutionnels afin d’aider les acteurs du système de santé à mettre en place ces doubles politiques.
Ce qui est peut-être moins compris encore, c’est que ce n’est pas uniquement pour préserver l’environnement qu’on fait cela, mais aussi pour préserver notre propre capital santé à long terme
#hopitaldufutur : L’Hôpital est une composante majeure du système de santé, il devra évidemment « faire sa part » dans ce changement, mais aussi incarner cette nouvelle attention de la santé à l’environnement. Quelles sont les principales mesures que vous suggérez ?
Laurie Marrauld : Sur la question énergétique, qui est cruciale, on n’est pas très originaux, car on reprend les recommandations émises dans le PTEF Bâtiment, qui sont en cours en France d’ailleurs, où il y a des politiques de rénovation thermique afin d’éviter d’avoir des bâtiments qui sont de véritables passoires thermiques. Donc atténuation et adaptation par l’isolation des bâtiments, on aurait pu imaginer mettre des climatiseurs partout, qui aurait été une autre manière de s’adapter sans atténuer ! On fait des préconisations sur la bioclimatisation. La rénovation énergétique, c’est un vrai sujet, car aujourd’hui des établissements ont de vraies difficultés, un peu pour se chauffer l’hiver, mais surtout pour se rafraichir l’été, au point de devoir fermer des blocs. L’activité de soin est dépendante de la mal-adaptation des bâtiments à ces nouvelles questions environnementales, et cela devient une priorité, l’adaptation des structures physiques, au réchauffement, aux fortes inondations… Dans le sud de la France, il y a eu des cas d’établissements coupés du monde en quelques heures, avec les malades coincés à l’intérieur. Sur la question énergétique, des travaux sont déjà lancés, et le Ségur de la santé consacre une partie des préconisations et orientations des investissements à l’adaptation des bâtiments. D’autres préconisations peuvent être faites, comme celles d’insérer des compétences énergétiques dans les établissements. On avait préconisé, dans une première fiche en mai 2020, la création d’un « référent énergies » au sein des établissements de santé. Pourquoi ? Il nous semblait important d’apporter la compréhension des enjeux énergies-climat, dans la gestion des bâtiments publics, c’est vital. Aujourd’hui un Appel à Manifestation d’intérêt (AMI) est lancé par l’ANAP, la DCSA et la DGOS pour le déploiement de 150 conseillers en transition écologique au sein des établissements sanitaires et médico-sociaux. Cela va totalement dans le bon sens, mais reste à savoir si on aura les compétences, si on aura assez de monde, car il fait connaitre les enjeux et les établissements ! Et 150, on n’est encore pas au niveau des 3000 établissements du territoire. Certes, les petits établissements profiteront des compétences des plus gros, mais globalement le territoire ne sera pas couvert. Un autre point, c’est de travailler en bonne intelligence sur le territoire. Camille Devroedt, du CH de Millau, (Conversation #24 à venir) explique qu’on peut mobiliser des smartgrids à l’échelle du territoire, prévoir des bâtiments qui puissent coopérer. Vous parliez aussi d’implantation : aujourd’hui, l’accessibilité en transports des établissements sanitaires et médico-sociaux se pose. Les établissements ont été pensés dans une logique de mutualisation, mais on les a implantés au milieu de deux villes, avec une formidable voie rapide. Quand on parle de mobilité douce, certains établissements disent, « sur mon territoire, c’est parfaitement impossible ». Des problématiques encore à régler avec les élus, celles des transports. « Je suis infirmière, je dois prendre le bus à 6 ou 21h, il n’y a pas de bus ! » Les infrastructures de mobilité urbaine n’ont pas été pensées pour rendre l’hôpital accessible autrement qu’en voiture. Quand on construit un bâtiment quelque part, si sa fonction est de faire passer, 20 millions de visite aux Urgences par an, comme c’est le cas aujourd’hui, comment penser son accessibilité en transport ? On peut aussi réfléchir à faire baisser les 20 millions de visites/ an, mais c’est un autre sujet… Enfin, on a des projets de construction pensés des années avant leur mise en service. Récemment, on m’a parlé d’un établissement médico-social pensé en 2006, qui va ouvrir prochainement, on n’est même plus sûr d’être aux normes environnementales ! Il y a un vrai travail d’anticipation à mener, sur ce que doivent être les structures physiques sanitaires et sociales, à l’avenir. Et cela, c’est très difficile, car personne n’a une boule de crystal pour se projeter, et savoir quelle sera la talle des IRM ou des lits dans 10 ans… Parfois, il faut casser des murs, pour les faire rentrer.
Les infrastructures de mobilité urbaine n’ont pas été pensées pour rendre l’hôpital accessible autrement qu’en voiture. Quand on construit un bâtiment quelque part, si sa fonction est de faire passer, 20 millions de visite aux Urgences par an, comme c’est le cas aujourd’hui, comment penser son accessibilité en transport ?
#hopitaldufutur : Construire Bas carbone aura forcément un coût, quelles solutions entrevoyez-vous ?
Laurie Marrauld : La première question qu’on se pose n’est pas celle du coût, on regarde les flux physiques, au Shift, et notre président à tendance à dire, l’argent cela se créé, ce qui est une boutade pour dire que cela dépend des priorités qu’on se donne. La règlementation est un moyen de ne plus se poser la question. C’est la question des normes ! On sait qu’aujourd’hui on doit les prendre en compte. Pour faire le parallèle avec la production de médicaments. Aujourd’hui, on produit en Asie des médicaments 30 à 40% moins chers ce ceux qu’on produit en Europe. En revanche, ceux produits en Allemagne sont 2 fois moins carbonés, en France c’est encore moins, peut-être jusqu’à 8 fois moins. Là, il y a donc des ambitions de relocaliser une partie de la production médicamenteuse, cela fait partie des points évoqués depuis la crise sanitaire. Il faudrait évaluer les molécules prioritaires, savoir quelle partie du process on peut relocaliser en France, etc… Pourquoi c’est moins carboné en France ? Justement car les pratiques de production d’Asie sont interdites en France, où elles sont plus règlementées. Les investissements sont plus lourds, et cela nous coutent plus cher. Donc il n’y a pas de remède miracle sur la question du coût, si ce n’est que le cout carbone doit devenir un impératif. C’est pour cela qu’on doit poser la question de la critérisation. Si on regarde les marchés publics, pour l’alimentation ou l’achat des dispositifs médicaux, aujourd’hui la question environnementale prend peu de place dans les critères d’achat, elle n’est pas prioritaire. L’incitation, quand on veut faire évoluer les pratiques, peut être un premier point. Récompenser ceux qui ont des pratiques vertueuses, et le pas d’après, c’est la contrainte imposée. Ce n’est pas très agréable à entendre, mais le cadre où nous sommes est principalement celui d’une gestion de contraintes… Cela fait de beaux challenges pour les architectes présents, des contraintes qui augmentent avec des moyens qui n’ont pas du tout la garantie de croître ! Pas de remède miracle à la question de la décarbonation, mais un investissement plus important au départ, qui va durer encore quelque temps, et ensuite la possibilité de mettre en place des cycles qui seront on l’espère moins coûteux en énergies… Cela demande une vision sur le temps long, même une vision sur un temps qu’on a presque plus, car il faut des changements radicaux importants dans les quelques années à venir !
Cela fait de beaux challenges pour les architectes présents, des contraintes qui augmentent avec des moyens qui n’ont pas du tout la garantie de croître ! Pas de remède miracle à la question de la décarbonation, mais un investissement plus important au départ, qui va durer encore quelque temps, et ensuite la possibilité de mettre en place des cycles qui seront on l’espère moins coûteux en énergies… Cela demande une vision sur le temps long, une vision sur un temps qu’on a presque plus, car il faut des changements radicaux importants dans les quelques années à venir
#hopitaldufutur : Et comment préciser pour le financement de l’hôpital ?
Laurie Marrauld : Dans le cadre du rapport, on a pensé à proposer, pour les hôpitaux, des incitations financières, à l’amélioration de la qualité, car développer le développement durable, n’est-ce pas aussi une forme de qualité à l’hôpital ? Et puis avec la FHF, on s’est posé la question de l’incitation financière au développement durable à l’hôpital, mais une fois que le bâtiment est construit. L’amont ? La discussion avec vous permet de challenger la soutenabilité des préconisations, et du modèle actuel, car si l’ajout de normes à tendance à générer une sorte d’obsolescence programmée, sur quelle base critériser ? Il faudrait qu’un ensemble de spécialistes se mettent autour de la table pour voir comment on y parvient. Je suis convaincue qu’aujourd’hui, et j’ai déjà eu 3 sollicitations de candidats à la présidence, on cherche des modèles de décarbonation, au niveau étatique, il n’y a pas de solution cléen-main. Comment critériser, quantifier, qualifier, quels seront les moyens d’y parvenir ? Tous les secteurs sont concernés. Et on le voit, si c’est fait de manière très sillotée, cela peut créer des mouvements sociaux, des injonctions paradoxales au sein des professions. Là, il n’y a donc que les spécialistes du sujet qui peuvent s’en saisir, en profondeur.
Comment critériser, quantifier, qualifier, quels seront les moyens d’y parvenir ? Tous les secteurs sont concernés. Et on le voit, si c’est fait de manière très sillotée, cela peut créer des mouvements sociaux, des injonctions paradoxales au sein des professions. Là, il n’y a donc que les spécialistes du sujet qui peuvent s’en saisir, en profondeur.
#hopitaldufutur : Comment résoudre le problème du « tout-jetable » ? A l’hôpital, il a conduit à supprimer les lingeries et blanchisseries, faut-il imaginer les reprogrammer dans les schémas directeurs à venir ?
Laurie Marrauld : Il faut prendre cela en compte, et ne pas s’interdire de penser des innovations dans les organisations. Je sais qu’il y a des équipements de santé qui s’entraident pour leurs buanderies et laveries, et c’est centralisé sur un équipement. Il faut penser une coordination sur un territoire, et mettre en commun un équipement particulièrement efficace. Reste le transport, mais faire quelques kilomètres reste plus pertinent que d’amener des draps qui grattent de l’autre bout du monde, et de les jeter à chaque fin de journée, dans des poubelles de tri qui n’existent pas, car on a tellement optimisé les surfaces ! Ce n’est pas la faute des architectes mais de ceux qui ont fait l’économie des surfaces. Le serpent se mord la queue. Je pense qu’il faut poser ces sujets. Le presque tout jetable, on en a vu les limites durant la crise sanitaire, et des choses peuvent être repensées. Aujourd’hui, ce ne sont plus les pratiques des années 80 ! Des cultures de lin pourraient alimenter la fabrication de tissu, draps, etc… Penser jusqu’à la conception des objets réutilisables, avec le moins d’impact pour l’environnement. Blanchisserie, stérilisation : est-ce qu’il faut repartir sur les modèles d’il y a 20 ans, ou d’autres formes ? Ce qu’on sait juste, c’est que le tout-jetable n’est pas durable, c’est démontré par nombre de papiers scientifiques.
Blanchisserie, stérilisation : est-ce qu’il faut repartir sur les modèles d’il y a 20 ans, ou d’autres formes ? Ce qu’on sait juste, c’est que le tout jetable n’est pas durable, c’est démontré par nombre de papiers scientifiques
#hopitaldufutur : Les directions des établissements de santé sont-elles sensibilisées au développement durable ?
Laurie Marrauld : Depuis 2 ans, je les cuisine beaucoup à l’EHESP, mais cela fait partie des jeunes générations ! Pour le coup, le développement durable fait partie des rares projets vus à l’hôpital récemment où les soignants comme les directions étaient très enthousiastes, même si souvent cela ne leur rapportait presque rien… Si, quand on fait un meilleur tri des déchets et qu’on ne passe pas tout en DASRI, cela peut rapporter un peu quand même. C’est autrement plus emballant que les célèbres retours à l’équilibre, qui sont devenus monnaie courante à l’hôpital. D’ailleurs, beaucoup de projets émanent des soignants eux-mêmes. Vous avez l’exemple des petits doudous, là c’est vraiment intéressant car ils faisaient le recyclage d’outils chirurgicaux métalliques, pris en charge par une filière spécifique, et avec l’argent récupéré, amélioraient le cadre de vie des enfants hospitalisés. Ils ont inventé ce modèle économique, sur la base de cette prise de conscience, « on jette des choses, cela ne nous parait pas normal ». Aujourd’hui, il y a plus que le métal qui est trié, et l’association a les pieds solides, et on voit cela dans plusieurs groupes de médecins ou soignants. On voit aussi des directeurs d’hôpitaux qui se mobilisent, avec par exemple Rudy Chouvel à Moulins-Yzeure, ou le CH de Niort qui a déployé en quelques années une vraie stratégie de baisse des émissions carbone, ils ont réduit de 30% leur empreinte carbone, c’est quand même énorme ! Ces projets peuvent vraiment générer beaucoup d’émulation, de motivation des personnels soignants qui ont le sentiment d’être en cohérence avec l’activité de soin, et c’est vrai ! Il y a la possibilité d’embarquer les soignants dans la construction d’une annexe, et un lien direct à faire avec la qualité de vie au travail. On pense aussi aux îlots de fraicheur, jardins thérapeutiques, j’ai noté des animalo-thérapies… Il y a plein de façons d’aborder le sujet pour qu’il soit motivant pour les personnels comme les usagers de l’hôpital.
Le développement durable fait partie des rares projets vus à l’hôpital récemment où les soignants comme les directions étaient très enthousiastes. D’ailleurs, beaucoup de projets émanent des soignants eux mêmes !
#hopitaldufutur : Le numérique en santé, est-ce selon vous une piste pour faire évoluer les programmes dans le sens de la sobriété ?
Laurie Marrauld : Une question pas simple ! J’ai une spécialité en numérique au départ, et je suis entrée sur la question écologique en participant au sein du Shift Project à un projet sur la sobriété numérique. J’avais travaillé sur les impacts du numérique sur la santé, et sur le déploiement du numérique en santé, qui a donné lieu à un groupe de travail au Ministère, monté avec 2 personnes de l’ANS (Agence du numérique en santé) grâce au soutien de Laura Létourneau de la DNS, et Brigitte Seroussi. Cela a donné lieu à un rapport, consultable en ligne. Effectivement, les hôpitaux et le numérique en santé sont très consommateurs, car ce sont des outils perfectionnés (IRM, Scanners, etc…) Une étude de 2020 montre que l’impact des seuls IRM et Scanners (construction et consommations) serait de 0,8% de l’empreinte carbone mondiale. Presque 1%, c’est massif ! C’est la proportion des femmes qui mourraient en couches au Moyen-Age, par exemple, c’est beaucoup !
Le numérique, c’est environ 3% des émissions nationales, et cela croit de 6% par an. C’est une course folle. L’accumulation de données numériques jusqu’à l’infini pose beaucoup de questions, éthiques aussi, et demande une puissance informatique incomparable avec ce qui était demandé par les systèmes informatiques jusqu’à présent. Au regard de ces impacts, il faut déployer le numérique de façon pertinente et circonstanciée. Cela veut dire et faire la preuve qu’on va effectivement réduite le million de déplacements carbonés par an en déployant de la télémédecine à tel endroit, et ne pas faire de la redondance de consultations. Cela implique donc de nombreux travaux en sciences humaines pour évaluer la reproductibilité de certaines expérimentations de déploiement de télémédecine, téléassistance ou surveillance, dans un cadre réel, en territoire, etc… Je ne crois pas du tout, par exemple, à la fée miracle de la télémédecine qui va éviter la désertification des territoires ou garantir l’accès aux soins. Ce qu’on constate, c’est que le numérique se déploie où il y a un bon réseau et des compétences informatiques, c’est-à-dire dans les grandes villes. La majorité des téléconsultations, aujourd’hui, se fait en l’Ile-de-France.
Le numérique, c’est environ 3% des émissions nationales, et cela croit de 6% par an. C’est une course folle. L’accumulation de données numériques jusqu’à l’infini pose beaucoup de questions, éthiques aussi, et demande une puissance informatique incomparable avec ce qui était demandé par les systèmes informatiques jusqu’à présent. Au regard de ces impacts, il faut déployer le numérique de façon pertinente et circonstanciée
#hopitaldufutur : Pour conclure, vous souligniez le rôle décisif de la formation ?
Laurie Marrauld : La formation fait partie des leviers qu’on pense cruciaux. Vous avez évoqué la question éthique, en introduction, et l’écologie est un vrai sujet dans le domaine médical. J’accompagne une personne doctorante à l’Université Catholique de Louvain, qui travaille sur l’intégration des critères environnementaux dans les évaluations médico-économiques. C’est assez nouveau de penser qu’un produit ne doit plus être évalué au seul regard du bénéfice immédiat mais aussi embarquer avec lui des gages d’une forme de soutenabilité écologique. Pour qu’on commence à se préoccuper de ces questions-là, il faut être informé du sujet. Aujourd’hui, il y a énormément de médecins ou directeurs d’hôpitaux qui vont devoir gérer des services, ou des organisations de santé, et n’ont aucune conscience des enjeux environnementaux. Ils savent qu’il faut essayer d’être plus vert, mais cela reste à part, et la place du directeur développement durable n’est pas la place la plus enviée ni importante. Si l’on veut construire des organisations plus résilientes aux aléas climatiques, aux aléas d’approvisionnement, ce qu’on a touché du doigt lors de la crise sanitaire, qu’un impact environnement et sanitaire peut toucher toute la chaine d’approvisionnement, on n’a pas la capacité de réponse quand on n’a pas compris la magnitude des enjeux en face. Cela fait donc partie des recommandations prioritaires du Shift. Une étude de la docteur Marine Sarfati, auprès de tous les acteurs de santé, a montré que seuls 15% environ avaient étudié les enjeux santé-environnement énergies dans leur formation. C’est vraiment dommage, car on se prive de leviers importants, dans la pratique médicale comme dans la gestion des organisations. Des architectes qui proposent des solutions plus durables, en bois, voient leurs propositions recalées car ce n’est pas la priorité des décideurs ! Car pour cela, il faut comprendre le problème à traiter, qui n’a pas été compris des personnes formées durant de nombreuses années, en facultés de médecine comme à l’EHESP. Aujourd’hui, les hauts fonctionnaires ont un tronc commun de formation, à l’EHESP on a mis en place un enseignement initial et continu, pour les anciens élèves, et dans les facultés de médecine, on commence à infuser… Toute la difficulté sera ensuite de définir ce que c’est « être écologique », quels sont les critères, car on sait bien les limites de la critérisation vis-à-vis de la vie réelle…Mais déjà, dire que c’est une priorité !
Toute la difficulté sera ensuite de définir ce que c’est « être écologique », quels sont les critères, car on sait bien les limites de la critérisation vis-à-vis de la vie réelle…Mais déjà, dire que c’est une priorité !